![Responsabilité sociale des entreprises : Montrer patte blanche](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/11/11842_1;1920x768.jpg)
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Responsabilité sociale des entreprises : Montrer patte blanche
La Commission sur la responsabilisation des entreprises vient de déposer un rapport qui ne devrait pas accumuler la poussière sur les étagères d’un quelconque ministère. Le but de ses recommandations? Réclamer des comptes, exiger plus de transparence de la part des entreprises pour en faire de bons citoyens corporatifs, qui ne pensent pas qu’aux profits. Une proposition qui gagne du terrain.
Georges Boulanger
Alcan. Une immense entreprise qui possède plus de 300 usines et emploie quelque 48 000 personnes dans 38 pays. Une multinationale géante basée à Montréal qui mondialise, globalise, fusionne et libre-échange. Une entreprise industrielle, donc forcément une entreprise qui pollue, met à pied, casse du syndicat et écoeure les Premières Nations. Alcan, c’est gros, donc c’est forcément méchant?
Pas nécessairement. Alcan est un leader mondial dans ce qu’on appelle la responsabilité sociale des entreprises, selon Innovest Strategic Value Advisors, une firme d’analystes qui a nommé la multinationale meilleure compagnie d’aluminium au monde au chapitre du développement durable! Alcan a reçu la meilleure cote d’Innovest parce que, en plus de travailler sur ses profits et la valeur de ses actions, la compagnie se préoccupe de l’environnement, de ses employés et des communautés où elle est présente. "On croit que toutes les sociétés ont des responsabilités sociales en plus des responsabilités économiques, explique Marc Osborne, directeur des communications pour Alcan. Nous avons des usines au Saguenay et en Colombie-Britannique et nous croyons que c’est impensable de travailler là-bas sans dire ce qu’on fait."
Le cas d’Alcan est aussi cité en exemple à maintes reprises dans le rapport de la Commission sur la démocratie canadienne et la responsabilisation des entreprises présidée par l’ancien chef du NPD, Ed Broadbent. Cette Commission, une initiative privée, a rencontré des investisseurs, des chefs d’entreprise et des organismes sans but lucratif afin de déterminer ce qui peut être fait pour encourager les compagnies canadiennes à se comporter en bons citoyens corporatifs.
Dans son rapport publié au mois de janvier, la Commission formule une vingtaine de recommandations. Par exemple, l’on voudrait que le gouvernement accorde une protection légale aux dirigeants et employés qui dénoncent les mauvaises pratiques de leurs employeurs. On demande aussi que la loi sur l’étiquetage soit amendée pour permettre aux consommateurs de savoir, non seulement dans quel pays, mais également dans quelle usine ont été fabriqués les produits qu’ils achètent.
La responsabilité légale des dirigeants d’entreprise doit aussi être clarifiée, estiment les commissaires. Présentement, un administrateur qui déciderait de réduire la pollution d’une usine de façon plus importante que ce qui est requis par la loi, et qui investirait des sommes considérables pour le faire, pourrait théoriquement être poursuivi pour avoir privilégié les intérêts des voisins de l’usine plutôt que ceux des actionnaires!
Mais ce que veulent les commissaires, d’abord et avant tout, c’est de l’information. "Il manque beaucoup d’information", estime John LeBoutiller, commissaire, président d’Intellium Technologies et ancien chef de la direction d’Iron Ore et Sidbec-Dosco. "Plusieurs entreprises tiennent compte d’autres critères que ceux qui concernent uniquement les actionnaires, mais nous n’avons pas l’information. Depuis 1995, la Bourse exige que les compagnies dévoilent des informations sur leur gouvernance interne. Il faudrait étendre ça à d’autres critères, comme la responsabilité d’entreprise." Cette information permettrait aux investisseurs qui se préoccupent de l’environnement ou des droits des travailleurs de prendre des décisions d’affaires plus éclairées.
Du pur capitalisme
Comme prévu, les représentants du monde des affaires entendus par la Commission Broadbent ont vivement dénoncé cette intrusion dans leurs affaires internes, insistant que leur seule et unique responsabilité était de faire des profits et, euh…
En fait, les dirigeants d’entreprise n’ont rien dit de la sorte. "Ce serait idéaliste d’affirmer que toutes les entreprises sont d’accord, mais dans l’ensemble, c’est favorable", constate M. LeBoutiller. Ce que les entreprises demandent, c’est la liberté de s’autoréguler et de déterminer elles-mêmes les barèmes selon lesquels la responsabilité sociale d’une entreprise sera évaluée.
Autrement dit: si les investisseurs se fichent des sweatshops et de la pollution, tout continue comme avant. Si, au contraire, c’est important pour eux, les entreprises qui ont une bonne performance sociale, et qui s’arrangent pour que ça se sache, sont favorisées. Le capitalisme à l’état pur!
Le pire, c’est que ça pourrait marcher. Les investisseurs socialement responsables ont atteint une masse critique. Selon un sondage commandé par la Commission Broadbent, pas moins de 74 % des actionnaires canadiens sont d’avis que les chefs d’entreprise ont la responsabilité de prendre en compte l’effet de leurs décisions sur les employés, les communautés locales et le pays. Il semble que ce ne soient pas que des paroles en l’air. Le Jantzi Social Index – le baromètre des entreprises canadiennes socialement responsables – a régulièrement battu les index purement financiers comme le TSE 300 et le S&P/TSE 60, durant les trois derniers mois de 2001. Les fonds éthiques aussi ont mieux fait que les autres fonds communs durant la même période.
Les dirigeants d’entreprise ont compris le message, croit M. LeBoutiller. "Entre le moment où M. Broadbent m’a appelé et aujourd’hui, le sujet de la responsabilité sociale des entreprises a pris énormément d’importance. Il n’y a qu’à penser au Sommet de Davos et à la conférence parallèle de Pôrto Alegre. J’ai senti une évolution énorme du respect qu’ont les entreprises envers d’autres groupes que les actionnaires."
Technique de marketing?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la "main invisible" du marché a déjà le pouce passablement vert. Plusieurs compagnies n’ont pas attendu d’être obligées de parler publiquement de leur performance sociale et environnementale pour agir. La filiale d’Alcan en Colombie-Britannique a déjà publié un rapport d’une cinquantaine de pages sur sa performance sociale en 1999 et on prévoit produire cet été un premier rapport sur la responsabilité sociale de l’entreprise à l’échelle de la planète. "Il y a des investisseurs pour qui c’est important, explique Marc Osborne. Ça nous donne une plus grande part de tarte de gens à qui on peut parler. C’est une opération à long terme. On n’est jamais pénalisé pour avoir fait de bonnes choses."
"Moi, je suis persuadé qu’il va y avoir beaucoup de rapports très >marketing>", estime pour sa part le député du Bloc Québécois Stéphane Tremblay au sujet des rapports sur la responsabilité sociale des entreprises en général, et non de celui d’Alcan en particulier. "Il y a des compagnies qui vont dire qu’elles agissent en bons citoyens corporatifs, mais quand on va regarder de plus près, on va se rendre compte qu’elles n’en font pas tant que ça." Tremblay tente depuis septembre de présenter à la Chambre des communes un projet de loi qui obligerait les administrateurs de caisses de retraite à divulguer quels critères sociaux et environnementaux sont pris en compte dans leurs décisions. "Même si la loi passait, on serait loin de la coupe aux lèvres. Ça prend de la vigilance de la part des investisseurs."
"Il y a parfois des affirmations dans les rapports annuels qui ne correspondent pas à la réalité", prévient Diane Boudreault du Regroupement pour la responsabilité sociale des entreprises (RRSE). Selon elle, les investisseurs doivent être attentifs et tisser des réseaux pour savoir ce que font les compagnies canadiennes dans d’autres pays. Par exemple, le RRSE a pris la parole lors de la dernière assemblée annuelle d’Alcan pour demander de l’information sur un projet d’extraction de bauxite en Inde qui, selon les médias indiens, allait provoquer le déplacement des populations locales. "Alcan parle beaucoup des liens de la compagnie avec la communauté dans son rapport annuel. Nous sommes partis de ça pour demander des explications."
Jean-Guy Belley, de l’Université McGill, croit que l’apparente bonne volonté des entreprises, du moins en ce qui concerne leurs activités au Canada, représente beaucoup plus qu’une simple opération marketing. "Nous sommes en train de changer la notion de ce qu’est une entreprise. Nous nous dirigeons vers une compréhension moins économique. Ce n’est pas une nouveauté, c’est un ajustement à la réalité."
Le professeur de droit, qui a présenté quelques textes à la Commission Broadbent, connaît bien la situation d’Alcan au Saguenay et croit que c’est un cas typique d’entreprise qui a compris que, compte tenu de son importance, son rôle allait au-delà de l’économie. La volonté d’Alcan de se positionner en bon citoyen corporatif est plus qu’une simple affaire d’image, mais ce n’est pas de l’altruisme pour autant. "Les grandes entreprises sont habituées de contrôler les choses et elles développent une politique pour interagir avec tous les intervenants. Ce qui se décide dans les sociétés où elles sont présentes devient en partie leur décision.
"La nouveauté, ce n’est pas la responsabilité sociale des entreprises, conclut-il. La nouveauté, c’est qu’on lui donne un nom."