Droit de Cité : Un royaume pour une chaussure
Société

Droit de Cité : Un royaume pour une chaussure

Peter Yeomans, membre du comité exécutif de la Ville de Montréal sous Gérald Tremblay, a acheté avec 74 de ses voisins l’île Dorval pour 25 000 $ (malgré une valeur aux livres de près de 665 000 $).

Jusqu’au Grand Dérangement des fusions municipales, l’île était une ville à part entière. Un résident officiellement, le reste étant constitué de propriétaires de chalets, dont M. Yeomans et un juge de la Cour supérieure, comme nous l’apprenait Le Devoir, samedi. Ils ont acquis les rues, les parcs, les bâtiments et les équipements de l’ancienne municipalité. Un bien public, vendu par des élus, à eux-mêmes, trois jours avant que la municipalité ne cesse d’être.

À première vue, M. Yeomans et ses amis semblent avoir conclu entre eux l’affaire du siècle. Une propriété de près de trois quarts de million de dollars pour le prix d’une petite voiture neuve, avant taxes, assurances, immatriculation, transport et préparation.

Mais à seconde vue, peut-être qu’ils se sont fait avoir. Plutôt que de le blâmer, on devrait peut-être s’excuser et revoir à la baisse le montant de la vente. C’est que dans le marché des biens appartenant aux villes disparues dans la grande vague de fusions municipales qui a balayé le Québec, certains ont réalisé de bien meilleures transactions. Que diriez-vous d’un actif de près de trois millions de dollars pour le prix d’une paire de chaussures?

Dans l’ancienne Ville d’Estérel, une municipalité huppée de 300 villégiateurs située au nord de Montréal, un groupe de contribuables s’est offert la Ville avant sa fusion avec sa voisine Sainte-Marguerite (2500 habitants) au coût de… 200 $! La valeur des biens acquis – terrains, sentiers, quais, parcs, courts de tennis, plages, centre communautaire – dépasse pourtant les 2,5 millions de dollars, cinq fois plus que l’île Dorval. À part les rues, dont les contribuables de l’Estérel tenaient à partager le plaisir de leur entretien avec leurs nouveaux voisins, seul l’hôtel de ville a échappé à la transaction. C’est que ça coûte cher à entretenir, un hôtel de ville. C’est pour cette raison que le conseil municipal, tout juste avant sa disparition, a plutôt loué au même groupe 90 % de l’édifice, pour un loyer mensuel de 8,33 $, pendant 25 ans, renouvelable pour une autre période de 25 ans au gré seul du locataire. (On suppose que le 10 % restant, c’est la toilette, ou la remise à balais.)

En réalité, la transaction fait état d’un montant de 55 200 $. Ce qui demeure une saprée bonne affaire. Mais le groupe de contribuables, constitué en organisme sans but lucratif, a reçu en même temps une subvention de 55 000 $ de la part de la Ville en sursis, pour l’acquisition des biens en question. Un chausson avec ça?

À Montréal, l’opposition au conseil municipal espère que le ministère annule la transaction illégale dans laquelle est impliqué Yeomans. Illégale parce qu’il est interdit pour une municipalité de radier des actifs de plus de 10 000 $ sans l’approbation du ministère des Affaires municipales et de la Métropole (MAMM). Ce que ni la municipalité de l’île Dorval ni la Ville d’Estérel n’ont obtenu.

Pour se défendre, Peter Yeomans fait valoir que la transaction ne fait de mal à personne, et que personne ne s’enrichit. Vraiment? Pour un paiement de 500 $, M. Yeomans se retrouve aujourd’hui avec un actif de plus de 14 000 $.

Mais le plus troublant dans le cas de l’île Dorval, c’est qu’un juge a violé sciemment la loi, selon son témoignage rapporté dans Le Devoir, parce que l’intérêt qu’il défend, le sien, en vaut la chandelle. Et que pour cette raison, le MAMM devrait fermer les yeux sur toute l’affaire. Bel exemple!

Le scandale, c’est le Sommet

Et le scandale du contrat octroyé à l’Institut pour le progrès socioéconomique, pour "l’accompagnage" de la Ville dans l’organisation du Sommet de Montréal? Le scandale, c’est le Sommet lui-même. L’équipe de Gérald Tremblay s’est fait élire sans aucun programme. En fait, elle a refusé d’en élaborer un. Elle convie plutôt tous les groupes d’intérêt de la ville à lui en procurer un. Du populisme travesti en communautarisme vertueux.

Cette idéologie du citoyen avant tout avancée par le Sommet suppose que le politicien est au-dessus de la citoyenneté, comme s’il n’en était pas issu et avait une quelconque filiation avec l’au-delà. Or, le politicien est un citoyen. C’est lui, parmi nous, qui a été délégué pour gérer les affaires de la Cité, dans l’intérêt supérieur de tous. Quand ce dernier suggère de remettre le pouvoir entre les mains des citoyens, par le biais de sommets ou quelque autre gadget électoral, il annonce sa démission face aux responsabilités qui lui incombent.

De la façon dont le Sommet a été conçu, seuls des groupes d’intérêt et de pression auront le mot final sur les orientations choisies en marge de cet événement. Des groupes triés sur le volet par la Ville elle-même. Qui représentent qui, au juste? Souvent l’intérêt d’un petit nombre, et rarement celui de la majorité. La place des lobbys est dans la salle de presse, pas dans l’antichambre du pouvoir.