"Contrairement à l’idée reçue, les premiers Noirs ne sont pas arrivés au Québec au milieu du XXe siècle mais bien au XVIIe. Cela fait donc 373 ans qu’il y a des Noirs au Québec", lance d’emblée Daniel Gay, sociologue et professeur retraité de l’Université Laval. D’après ses recherches, c’est en 1606 qu’un premier Noir, Mathieu da Costa, foule le sol québécois. Navigateur et interprète, probablement d’origine portugaise, il est le compagnon de Samuel de Champlain. Da Costa meurt un an après son arrivée, on pourrait dès lors penser qu’il a peu participé à l’exploration du territoire de la Nouvelle-France. Grossière erreur, car, sans lui, la tâche de Champlain aurait été rendue beaucoup plus difficile. Da Costa manie avec aisance les langues autochtones; il s’est donc entretenu à loisir avec les premiers habitants de la région. Cela laisse d’ailleurs entendre que l’homme en question était déjà passé dans le coin.
Esclaves
"Le premier Noir à s’être vraiment installé au Québec est arrivé en 1629. Il s’agit d’Olivier Le Jeune. Originaire de Madagascar ou de Guinée, Le Jeune est esclave et il change de propriétaire à plusieurs reprises au cours de sa longue vie. Ses premiers maîtres, les frères Kirke, l’offrent à Le Baillif, lequel le vend à Guillaume Couillard, qui à son tour le cède ensuite au père Le Jeune", indique Daniel Gay.
L’historien Jacques Lacoursière rapporte d’ailleurs une anecdote cocasse au sujet de cet esclave. "Le père Paul Le Jeune raconte dans ses écrits la préparation au baptême de Gaspard – qui ne s’appelait pas encore Olivier. Elle donne lieu à un quiproquo assez drôle pour ses maîtres mais plutôt inquiétant pour lui. Sa maîtresse de l’époque, la femme de Guillaume Couillard, lui demande s’il veut devenir chrétien et s’il veut être baptisé pour être comme eux. À ces mots, Gaspard est pris de panique, persuadé qu’il sera écorché vif pour ne plus avoir la peau noire mais blanche." Si cette histoire prête à sourire, l’esclavagisme en revanche est un sujet dramatique et le Québec n’a pas été épargné par ce fléau.
D’après les statistiques citées par Daniel Gay, on compte seulement sept Noirs entre 1629 et 1699, lesquels étaient des esclaves d’origine africaine. Les siècles suivants sont en revanche beaucoup plus riches puisque 1132 esclaves noirs sont recensés en 1792 et que 1738 Noirs ont vécu au Québec au XIXe siècle. Entre 1689 et 1834 (année de l’abolition de cette pratique), plus de 2000 Noirs ont débarqué en Nouvelle-France pour servir d’esclaves. La plupart sont dirigés vers la région montréalaise, mais certains restent à Québec.
Vers la fin du XIXe siècle, on assiste à l’émergence d’une véritable communauté noire. Les Noirs constituent alors la cinquième ethnie au Canada. "En 1841, dans le faubourg Saint-Roch, le Noir S. A. Boudreau possède une "auberge et maison d’entretien public" desservie par 30 employés. La même année, F. Noël dirige aussi un magasin où il se vend des liqueurs fortes et dans lequel travaillent 24 personnes", rappelle M. Gay. En 1850, la côte Badelard portait encore le nom de "côte de la Négresse". Jacques Lacoursière présume qu’elle tirait son nom d’un bordel tenu par une Noire ou employant des femmes noires.
Malgré ces réussites, les livres d’Histoire perdent la trace de cette minorité.
"Les Noirs ont très souvent été ignorés par les autorités en place", avance l’historien Paul F. Brown pour expliquer cette curieuse disparition. Remarque à laquelle Daniel Gay ajoute: "En 1898, les tribunaux supérieurs du Québec ont déclaré qu’il n’était pas sûr que les Noirs avaient des droits dans cette partie du monde." On assiste alors au gommage d’une importante partie de l’Histoire. "Le mythe selon lequel les Noirs ont disparu du jour au lendemain est fondé sur de mauvaises informations, dénonce Brown. À partir de 1790, de nombreux Noirs ont sillonné le Québec et c’est une erreur de croire que les coureurs des bois étaient tous des Canadiens français, car parmi eux on trouvait de nombreux interprètes noirs. Ils servaient d’intermédiaires entre commerçants et Indiens, car ils maîtrisaient l’anglais, le français, la langue micmaque ou l’iroquois."
Que sont devenus leurs descendants?
Dès leur arrivée, les esclaves noirs se sont mêlés aux locaux, blancs ou autochtones. Il y a eu de nombreuses unions interraciales. Celles entre hommes noirs et femmes blanches étaient les plus fréquentes, toutefois on connaît aussi des cas de mariage entre des Canadiens français et des Noires. "De 1713 à 1881, dans la seule ville de Québec on relève environ 30 enfants "clairs", c’est-à-dire des enfants issus de mariages mixtes dont la peau est claire (par opposé à ceux qui ont des traits négroïdes très prononcés)", note Daniel Gay. Si entre 1851 et 1861 près de 74 % des familles sont exclusivement noires, ce taux baisse à 49 % en 1881. "Ces données indiquent un taux très élevé de métissage biologique dans la population noire du Québec", remarque Lacoursière.
"Concrètement, s’agissant des unions entre un homme blanc et une femme noire, on trouve la famille d’Étienne Charest. Ce nom vous dit sans doute quelque chose puisque c’est celui du chef du Parti libéral. D’ailleurs, il a étrangement les cheveux frisés…" rigole M. Gay. Trois enfants sont issus de ce mariage. Une autre famille s’est illustrée à cette époque, celle de M. C. Paradis, qui a eu un enfant. Tiens, tiens, un ancêtre potentiel du chef de l’opposition à l’Assemblée nationale… "Du côté des mariages entre Noirs et Blanches, on trouve entre autres familles celle de Dominique Lafleur avec un enfant et celle de Louis Lepage avec trois enfants", ajoute le sociologue.
S’il est permis de mettre en doute les liens de parenté entre ces anciens habitants du Québec et les nouvelles générations, Paul F. Brown est la preuve vivante que certains Noirs vivant aujourd’hui au Québec sont des "Canadiens pure laine". Ce spécialiste de la question noire compte en effet parmi ses ancêtres un pêcheur noir arrivé en Nouvelle-France (Acadie) en 1636. "Mes ancêtres se sont mélangés à des Françaises ainsi qu’à des MicMaques." Alors, quand on lui demande de quel pays il est originaire, Paul F. Brown ne peut s’empêcher de sourire en pensant qu’il est peut-être plus canadien que celui qui pose la question. "Il se peut que nos ancêtres aient pris le même bateau, certains étaient dans la cale et d’autres sur le pont supérieur."
Quoi qu’il en soit, en 1841, 49,5 % de la population noire est née au Québec et en 1881 ce taux monte à 63 %. Selon Daniel Gay, "autour de 75 % enfants mulâtres ont atteint l’âge adulte, ils étaient donc capables de procréer". Tout porte donc à croire que les familles des premiers Noirs ont eu des descendances et il ne fait aucun doute qu’en 2002 des héritiers de leurs gènes sont encore présents au Québec.
Des Noirs devenus Blancs
Le phénomène de l’assimilation ou de la "filtration" peut expliquer la perte de trace de ces anciens arrivants. "Selon les lois de la génétique, la mélanine – pigments présents en grande quantité chez les individus de race noire – disparaît à l’occasion des mariages successifs entre noirs et blancs. Ainsi, à la troisième génération, les nouveau-nés sont blancs", rapporte Paul F. Brown. Il prend pour exemple la soeur de Papineau qui a épousé un homme noir. "Si vous rencontriez aujourd’hui un descendant de cette lignée, vous seriez surpris de tomber nez à nez avec une personne aux cheveux châtains et aux yeux verts ou bleus." Il cite également le cas d’une Mme Boucher de Montmagny, qui a épousé un Noir à la fin du XVIIIe siècle et dont tous les enfants étaient blancs.
"Il faudrait des recherches spécifiques pour pouvoir suivre la trace des enfants issus de mariages mixtes dont les noms figurent dans les archives du Québec", estime Daniel Gay. Si des fonds étaient alloués aux chercheurs pour approfondir le sujet, alors l’Histoire pourrait enfin refléter la réalité et les Canadiens noirs oubliés pourraient retrouver le chemin des livre d’Histoire. Rien n’est prévu en ce sens, mais qui sait, Jean Charest va peut-être s’intéresser à la question.
Pour plus d’information:
Daniel Gay, Haitians, Encylopédia of Canada’s peoples, 1999, p. 649-657.
Paul Brown, Ces Canadiens oubliés, Éditions des 5 continents.
Marcel Trudel, L’Esclavage au Canada français; histoire et conditions de l’esclavage, Presse universitaire de Laval, 1960.