Quatre femmes contre les motards : Elles Angels
Société

Quatre femmes contre les motards : Elles Angels

Personne n’a jamais osé le faire auparavant. Et pourtant, elles foncent. Quatre femmes, quatre victimes du crime organisé, quatre citoyennes ordinaires, au destin malheureusement extraordinaire, osent affronter ouvertement la violence des bandes de motards criminalisés et le laxisme des gouvernements à leur égard. Une lutte courageuse. Et  ardue…

Nous les avons baptisées les "Elles Angels".

De un, parce que ce sont toutes des femmes qui font face à un milieu d’hommes.

De deux, parce que ce sont des victimes, citoyennes ordinaires, qui luttent ouvertement contre les bandes de motards criminalisés.

Un parallèle tout simple, certes, mais ô combien révélateur de leur détermination à s’unir pour ne pas se laisser faire. À se battre farouchement, quoi. Des femmes courage.

Ici s’arrête le parallèle, toutefois. Car au sein de cette "bande de femmes déterminées", il n’y a pas d’insignes, pas de couleurs, pas de tatouages, pas même de surnoms bidon. Seulement un destin commun: elles ont perdu un proche ou ont été grièvement blessées par des motards criminalisés et réclament justice.

"Dommages collatéraux" d’une guerre des motards qui perdure depuis 1995 entre Hells Angels et Bandidos ou ex-Rock Machine (plus de 150 morts, dont six innocents), Josée-Anne Desrochers, Hélène Brunet, Michelle Laforest et Simone Chartrand ont en quelque sorte créé un "regroupement solidaire" pour combattre "nos terroristes à nous", comme elles se plaisent à le dire. En compagnie de sympathisants à leur cause (victimes ou pas), elles se réunissent périodiquement et forment un groupe de pression pour alerter les gouvernements et interpeller la population. Bref, "éveiller les consciences", martèlent ces militantes. Un emploi à temps plein pour la plupart d’entre elles…

Malgré les risques d’une telle exposition publique, ces quatre femmes le répètent à qui veut bien l’entendre: "Nous n’avons pas peur!" Et même si de tristes événements les affligent, elles ne lâchent pas prise: s’attaquer autant à la violence des motards qu’au laxisme des gouvernements pour empêcher la mort d’innocents est devenu leur devoir. Leur raison de vivre même.

Les liens du sang
Leur histoire a commencé par un meurtre sordide, ultra-médiatisé. Le 9 août 1995, Daniel Desrochers s’amusait sur la rue Adam, dans Hochelaga-Maisonneuve, lorsqu’une Jeep a explosé. Cet attentat à la voiture piégée a tué l’enfant de 11 ans.

Sa mère, Josée-Anne Desrochers, a vécu sa peine par la révolte. "Il fallait que je fasse quelque chose", dit-elle. À coups de pétitions, de rencontres et d’entrevues, elle s’est engagée dans un combat pour faire adopter une loi plus stricte contre les motards, la première loi antigang de 1997, législation toutefois trop complexe pour être appliquée efficacement… Afin de témoigner de sa lutte, cette mère de deux enfants a décidé de publier un livre qui doit paraître bientôt sous le titre L’Enfant et la Bombe (cosigné par l’écrivaine Hélène Bard, aux éditions Trait d’union). "J’ai pensé que ça pouvait être important de savoir ce que signifie être victime des motards et lutter contre eux", souligne celle qui est aujourd’hui massothérapeute à son compte.

Hélène Brunet est surnommée le "bouclier humain". Le 7 juillet 2000, alors qu’elle travaille au Eggstra, un restaurant du boulevard Henri-Bourassa à Montréal-Nord, cette serveuse répond à Robert Savard et Normand Descôteaux, sympathisants des Hells Angels, même si elle a toujours refusé de servir des motards, au cas où… Comme pour lui donner raison, un homme cagoulé fait irruption dans le restaurant et abat Robert Savard. Puis, l’agresseur se retournant vers Descôteaux, ce dernier empoigne Hélène Brunet par les épaules et se plaque derrière elle. Si celui-ci s’en tire quasi indemne, son "bouclier" encaisse quatre balles aux bras et aux jambes.

Après un séjour à l’hôpital où elle a subi quelques opérations, la survivante passe par les séances de réadaptation et le divan d’un psychologue. Dans cette malencontreuse aventure, cette femme dans la trentaine perd la plupart de ses amis, se sépare de son conjoint, déménage, sombre dans une dépression et songe au suicide. C’était avant de trouver sa voie, celle du combat contre l’intimidation. "J’ai voulu rencontrer Maurice Boucher à deux reprises en prison pour lui demander s’il était conscient du mal qu’il faisait, mais ma démarche n’a pas fonctionné", raconte-t-elle. Brunet a plutôt expédié au chef des Hells une lettre lui rappelant le prétendu "code d’éthique" des motards, sans aucune réponse. Avec brio, elle a repris le combat de Josée-Anne Desrochers pour une nouvelle loi antigang plus efficace, qui a finalement été adoptée au début du mois de janvier.

Ces deux femmes n’étaient pas seules. Les proches de Francis Laforest se sont joints à elles afin de faire pression pour l’adoption de la loi C-24. Le 17 octobre 2000, ce tenancier d’un resto-bar de Terrebonne a été battu à mort à coups de bâtons de baseball devant sa résidence. À maintes reprises, l’homme de 29 ans avait refusé que des individus affiliés aux motards vendent des stupéfiants dans son établissement.

"Francis a payé de sa vie pour défendre sa clientèle", affirme Michelle Laforest, mère de la victime. En compagnie de ses deux autres fils, Yannick et Maxime, elle a tenté de sensibiliser le gouvernement aux pressions constantes faites sur les tenanciers par les groupes criminalisés. Mission accomplie, puisque le ministre de la Sécurité publique, Serge Ménard, s’est dit ouvert à augmenter la surveillance policière dans les bars pour lutter contre cette intimidation.

Néanmoins, la surveillance ne pouvant être omniprésente, une autre victime innocente a été déplorée un an plus tard dans le monde des bars. Le 20 octobre dernier, alors qu’il faisait la queue devant le bar Aria avec 300 autres personnes, Marc-Alexandre Chartrand (17 ans) est tombé sous les balles d’un membre de la section nord des Rockers, Benoît Guimond, un jeune motard qui venait tout juste d’obtenir ses "couleurs" de ce club-école (!) des Hells Angels. Frustré de se voir refuser un accès direct par les portiers, Guimond a tiré à l’aveuglette en direction de l’entrée…

Tante et marraine de Marc-Alexandre, Simone Chartrand est montée au front, malgré le deuil. "Le fait que ce soit un motard qui ait commis le geste me choque d’autant plus, explique l’auteure et comédienne. On a l’impression qu’à cause d’eux, on ne peut plus être à l’abri nulle part. Ils veulent nos rues, notre argent, nos vies. Il faut que ça cesse. C’est pourquoi nous nous sommes retrouvées toutes ensemble."

Danger!
S’attaquer aussi ouvertement aux motards ne se fait pas sans risque. Ces quatre femmes subissent, d’une manière ou d’une autre, une forme d’intimidation de la part des bandes de motards criminalisés.

Le jour de l’enterrement de Daniel Desrochers, par exemple, des membres des Hells sont passés en moto devant la résidence de Josée-Anne pour lui donner la frousse. Cette dernière a de plus refusé à plusieurs reprises les offres des motards (des centaines de milliers de dollars!) visant à acheter son silence et faire cesser sa croisade antigang. "Cette menace est continuelle, affirme-t-elle, mais je ne suis pas intimidée."

Autre exemple de cette intimidation omniprésente? Le 26 décembre dernier, alors qu’Hélène Brunet était interviewée dans un café par un journaliste, deux motards se sont assis tout près d’elle et l’ont fixée continuellement. Une fois l’entrevue terminée, ils l’ont même suivie jusqu’à l’extérieur. "Le message était clair: ferme ta boîte! lance-t-elle. Je n’ai pas l’intention de lâcher. Ils m’ont fait trop de mal."

Côtoyer ces femmes serait-il dangereux? Parents et amis, avouent-elles, ont parfois tendance à s’éloigner un peu. "Les gens qui me côtoient se font souvent dire par leur entourage: >Hey, tu n’as pas peur de te promener avec elle, les motards pourraient te voir et te cibler>, raconte Hélène Brunet. Certains amis m’ont abandonnée, mais les vrais sont encore là."

En fait, bien des gens craignent leur engagement: parfois les employeurs, d’autres fois les propriétaires de leur logement. "Mes fils ont voulu prendre une police d’assurance-vie, mais ils ne peuvent pas, car ils ont un lien familial direct avec Francis, souligne Michelle Laforest. Ils sont à risque, selon les assureurs. Imaginez: on n’a rien fait, mais on paye le prix."

Malgré tout, elles comptent sur la mobilisation du public, qui s’est manifestée lors de marches de solidarité. Malheureusement, il existe une autre mobilisation. Celle des motards et leur campagne de relations publiques bien huilée: la "glamourisation" du chef Maurice Boucher, le recours à des chanteurs connus (Ferland et Reno), les sorties médiatiques fréquentes, etc. Leur plus récent coup de marketing: le 12 janvier dernier, le maire de Toronto Mel Lastman a servi une poignée de main amicale à un motard, lors du rassemblement des Hells Angels dans la Ville reine.

"Ils ont voulu rire de la nouvelle loi antigang qui doit les pousser à être plus discrets, estime Simone Chartrand. Des Torontois voulaient se faire photographier avec eux, et les restaurateurs étaient contents de ces nouveaux clients. Connaissent-ils l’enfer que l’on vit ici?" Comme l’affirme Hélène Brunet, "quand un maire tape dans le dos d’un motard, on se demande de quel bord se situent les gouvernements. C’est décourageant".

Tout aussi décourageantes pour elles sont les séries (Omertà , Tag, etc.) ou les films (Le Parrain, Hochelaga et prochainement Hells Angels de Tony Scott) qui font l’apologie du mode de vie du crime organisé. Elles les boycottent désormais, et entendent d’ailleurs faire de même avec Le Dernier Chapitre (une série sur les motards de Luc Dionne avec… Roy Dupuis et Marina Orsini!). "Je ne peux plus regarder ça, lance Simone Chartrand. Il y a une fascination pour les motards. Mais quand tu n’es pas touché par leurs activités, tu ne sais pas à quel point c’est dur."

À l’aide!
Comme si ce n’était pas déjà assez, ces femmes ne doivent pas seulement faire face aux motards, mais également au gouvernement. En plus d’un resserrement des lois, elles revendiquent une aide plus grande de sa part auprès des victimes du crime organisé.

Chaque année, les sommes consenties par le gouvernement pour l’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) varie de 25 à 45 millions de dollars. Par exemple, la mère de Marc-Alexandre, qui vit son deuil dans le silence, a reçu 2600 $ de l’IVAC (600 $ pour les frais funéraires et 2000 $ car son fils était mineur), tout comme Josée-Anne Desrochers. Michelle Laforest a reçu 600 $ (Francis était majeur), tandis qu’Hélène Brunet n’est pas admissible au programme, car les blessures lui ont été infligées en milieu de travail (la CSST lui donne 90 % de son salaire). "C’est rien. Défrayer les coûts totaux des funérailles serait la moindre des choses, se désole Michelle Laforest. Nous n’avons, de plus, aucun soutien."

En effet, selon elles, les Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) ne répondent pas aux besoins. Ces femmes estiment que les services psychologiques doivent être élargis pour inclure non seulement le conjoint et les enfants, comme c’est le cas actuellement, mais aussi les parents, frères et soeurs. Le gouvernement devrait aussi revoir la répartition des sommes saisies en tant que produits de la criminalité pour en donner davantage aux victimes. Des fruits du crime recueillis chaque année, 25 % sont destinés à leur fonds d’aide (le reste au gouvernement et aux policiers).

Pour remédier à la situation, elles ont tenté en vain de convaincre le ministre de la Justice Paul Bégin de créer un fonds d’indemnisation spécifique pour les victimes du crime organisé. "Pour lui, une personne violée par un motard ou un voisin, c’est la même chose, les besoins sont les mêmes, affirme Simone Chartrand. Alors que dans notre cas, sans banaliser les autres, c’est toute une organisation criminelle qui nous affecte et nous intimide." Mince consolation, cette dernière fait désormais partie du comité consultatif sur la révision de l’IVAC (inchangée depuis 1972!), comité qui doit revoir toute la question de l’aide aux victimes.

Petit à petit, avec le combat pour la loi antigang et maintenant celui pour une meilleure IVAC, ces femmes infatigables se rendent compte que la lutte sur l’échiquier politique n’est pas chose simple. "En plus d’être victimes du crime, nous sommes victimes du gouvernement qui n’écoute pas nos revendications, estime Hélène Brunet. Il faut toujours pousser, se battre. Quand j’ai rencontré Serge Ménard, la première chose qu’il m’a dite, c’est: >Qu’est-ce que je peux faire pour vous, madame?> Je lui ai répondu: >Franchement, vous êtes le ministre de la Sécurité publique et c’est vous qui me demandez quoi faire?> Je me suis même fait dire par son bureau que nous n’étions pas assez nombreux. Pour bouger, il faudrait qu’il y ait encore plus de victimes?"

Justice: une fois pour toutes
Et les responsables de tous ces meurtres d’innocents, eux? Aussi étonnant que cela puisse paraître, la plupart courent toujours. Faute de preuves, au grand dam des familles touchées, les meurtriers de Laforest et Desrochers jouissent d’une injuste liberté. C’est bien connu, dans la grande majorité des cas, les meurtres de la guerre des motards ne sont pas résolus…

Benoît Guimond s’est rendu à la police, début novembre, et son procès vient de débuter. Normand Descôteaux, quant à lui, a été reconnu coupable d’avoir prêté de l’argent à des taux usuraires en octobre dernier, mais il n’a pas été condamné pour son attaque à l’endroit d’Hélène Brunet! Il vient à peine de sortir de prison et habite même tout près de la résidence de la victime, quelque peu effrayée, on le comprendra…

Devant l’incapacité des autorités à le coincer, l’ex-serveuse a décidé de faire ce qu’aucun citoyen n’avait jamais osé faire auparavant: réclamer des comptes aux Hells en les poursuivant devant les tribunaux. Dans une requête déposée le 10 juillet, elle poursuit Normand Descôteaux en lui réclamant 500 000 dollars en dommages et intérêts. Cette requête est si incongrue que Brunet a dû essuyer des refus et faire plusieurs appels avant de pouvoir trouver un avocat acceptant de la représenter… "C’est un long processus qui est présentement au point mort, admet-elle, mais je ne lâcherai pas."

Toutes les victimes comptent sur les procès présentement en cours pour que justice soit rendue. Une fois pour toutes. Maurice Boucher en subit deux: l’un pour avoir présumément ordonné l’assassinat de deux gardiens de prison en 1997, l’autre pour le meurtre de 13 rivaux des Rock Machine. Par ailleurs, 17 membres et associés des Hells arrêtés lors de l’opération Printemps 2001 subissent ou subiront des procès pour diverses accusations liées au gangstérisme.

"Je reste optimiste, mais je me dis qu’ils ont de l’argent pour se payer les meilleurs avocats, affirme Michelle Laforest. Les procureurs qui essaient de les condamner, eux, n’ont pas de moyens. Les motards et leurs avocats sortent toujours un article de la Charte des droits pour s’en tirer. Et nos droits à nous? Il y a plein de failles dans le système, et les motards le savent."

Faille de moins dans le système, toutefois, la nouvelle loi antigang, entrée en vigueur le 7 janvier, resserre l’étau autour des motards. Et c’est en grande partie grâce à ces femmes (à ceux qui ont perdu la vie aussi) et à leur lutte acharnée. "On s’est battu pour cette loi et j’y crois, en autant qu’ils la mettent en application, conclut Hélène Brunet. Aux policiers et aux gouvernements de faire leur boulot maintenant. La loi ne réglera pas le problème et n’empêchera pas la mort d’innocents, mais c’est un pas dans la bonne direction. On se dit qu’on ne travaille pas pour rien."