Mardi dernier, 10 h 30, le téléjournal expliqué aux enfants d’oncle Stéphane s’achève sur la chasse aux talibans. Le monde bâille, les gens sages s’en vont au lit. Je m’en vais faire de même. Quitter provisoirement ce soir d’hiver gris et chiant. Offrir ce qui reste de moi-même aux bras de Morphée.
À l’ouest, rien de nouveau, si ce n’est ce début de grippe qui comme d’habitude se manifeste en éternuements comiques. Ah misère! Trois semaines en enfer, sécrétions vertes et problèmes respiratoires. Car je suis fragile du poumon.
Un coup de débouche-nasaux, deux gorgées de Neo Citran, une pleine cuillère à soupe d’échinacée dégueulasse et me voici bon pour le service de nuit.
Minuit 30 et des poussières… Où suis-je? Que fais-je en uniforme vert dans ces tranchées profondes. C’est 1917, Verdun. Je suis au front. Un tireur allemand m’a touché à la tête. Une douleur intense vrille le cerveau…
On ne meurt jamais dans ses songes. La peur me réveille en sursaut. Entre les limbes et la vraie vie, la douleur m’accompagne.
Vertiges, écroulements, déroutes et pitié… Catastrophe, j’ai un mal de gueule lancinant. C’est du côté droit en bas. La molaire. Cette salope, que je connais trop bien.
Ces choses parfois, par miracle, se résorbent rapidement. Je choisis d’endurer et tente d’imiter ces moines chauves qui, dit-on, arrivent à chasser la douleur par la seule force de la concentration. Zéro, que dalle. Ai-je manqué de bonté dans ma précédente incarnation? Que le dalaï-yaourt et Saint-Granola viennent à mon secours…
Une heure 30. Plus de patience pharmacie, je gobe deux Tylenol.
Le mal ne me quitte pas pour autant.
Le mal me vrille les oreilles.
Retour au salon. Je me jette sur quelques Djarum filtres desséchées. Ces cigarettes au clou de girofle contiennent de l’eugénol, un antiseptique dentaire antédiluvien. La chaleur des braises parfumées n’est pas d’un grand réconfort. Je me souviens que jadis, dans pareille circonstance, j’avais dévoré d’un trait l’insupportable Porte étroite d’André Gide et ce souvenir d’enfance associé à mon mal et à la tristesse de l’histoire me donnent envie de pleurer.
Ça y est, le bord de la gueule m’enfle, c’est un abcès. Mieux vaut prévenir, je me jette sur les restes de la Cadillac des antibiotiques Dalacin C. Ainsi au moins rien ne viendra empirer.
N’ayant rien d’autre sous la main, à titre de désinfectant, je remplis à demi un grand verre de gin Bombay. J’emporte le verre dans la salle de bain et, sous la lumière glauque, je me gargarise à répétition avec ce merveilleux ingrédient à martini sans en avaler une goutte. Toujours mal.
Je me rappelle de l’insupportable scène dans Seul au monde ou le naufragé Tom Hanks s’arrache une dent avec un caillou…
Trois heures du matin. Ma nuit est compromise. Plus d’aspirine, j’avale deux Motrin. Ce qui est peu recommandable, je m’en rappelle trop tard. Ça tourne dans le manège…
Il faut pourtant dormir, j’avale un milligramme d’Ativan cuvée 98 volé chez une amie.
Et là, pour faire passer la pilule… là… bravo, je cale le verre de gin en le prenant pour de l’eau.
Youpi!
Je me suis retrouvé soulagé, les bras en croix, bavant dans mon lit entre André Gide, Tom Hanks, Stéphane Bureau, le dalaï-lama et deux talibans velus. Croyez-moi, ça fait du monde… un caméléon ne saurait plus ou donner de la langue…
Cette histoire, malgré les apparences, comporte une précieuse morale: le résultat découle de l’expérience.
Admettons-le sans fausse modestie: j’ai réussi là où bien d’autres avant moi ont échoué. Aussi me sens-je l’obligation de partager avec tous mes lecteurs cette fabuleuse découverte qui, à l’instar de la pénicilline, fut dictée par le hasard: la recette secrète de l’analgésique dentaire parfait.
Alors à vos crayons, mesdames:
Dans un grand estomac vide, verser:
Une tasse de Neo Citran
Une cuillère à soupe d’échinacée
Deux Tylenol
Cinq clous de girofle
400 milligrammes d’antibiotique
Une Ativan
Deux Motrin
Cent cinquante millilitres de gin pur
Mélanger (dans tous les sens du terme).
Un jour, vous m’en saurez gré. Ainsi que l’humanité toute entière.
Et je ne réclame aucun brevet.