Les femmes, le pouvoir et les médias : La langue des médias est-elle sexiste?
Société

Les femmes, le pouvoir et les médias : La langue des médias est-elle sexiste?

Les femmes arriveront-elles un jour à exercer le pouvoir? Selon la chercheure et philosophe française Marie-Joseph Bertini, tant que les médias tomberont dans les pièges du langage et de la culture qu’il véhicule, rien ne changera. Nous l’avons interrogée pour qu’elle nous parle de son essai: Femmes. Le Pouvoir impossible.

Ce livre ne pouvait pas mieux tomber. La parité est entrée dans le vocabulaire français, et les fe mmes, ici et ailleurs en Europe, prennent plus de place en politique. Il est peut-être temps de faire le point? C’est ce à quoi s’est en partie consacrée Marie-Joseph Bertini dans son livre Femmes. Le Pouvoir impossible.

On savait que la France, malgré ses intellectuels bien intentionnés, et son amour de la polémique, ne s’est jamais beaucoup intéressée au sort des femmes autrement que pour honorer leur beauté, leurs charmes, leur féminité. On sait aussi que pour être féministe (en France, et ailleurs aussi), il faut aiguiser ses crocs et, surtout, son sens de l’humour. Les médias français détestent évoquer la condition féminine, à moins qu’elle ne soit rassurante et conventionnelle.

En plus de le dire, encore fallait-il le démontrer. C’est ce qu’a fait cette philosophe, docteure en sciences de l’information et de la communication, qui a étudié pour cet ouvrage (assez spécialisé, il faut le dire) le contenu de différents médias français: elle y analyse "comment" on parle des femmes qui interviennent dans l’espace public, c’est-à-dire en politique, mais plus généralement dans la vie en société. Pour cela, elle a examiné les propos lus dans la presse écrite, entendus à la radio et à la télé. "Les médias permettent de faire une radiographie de la culture française et même européenne, explique l’auteure jointe à son domicile niçois. Or, l’élément moteur des médias, c’est le langage; mais le langage médiatique devient plus spécifique parce qu’il se nourrit de figures-clés, des figures-ressources, car le travail journalistique demande de la rapidité."

Casser la figure
Selon l’analyse de Bertini, ces figures auxquelles recourt la presse, surtout écrite, se classent en cinq catégories: la Muse, l’Égérie, la Mère, la Madone et la Pasionaria, grande préférée des médias français (nous ne sommes pas en reste: voir encadré). "Dans la presse écrite, observe l’auteure, notamment dans quatre grands hebdos et quotidiens de référence en France (Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien), j’ai dépouillé cinq ans d’archives. À travers cet inventaire, ces cinq figures reviennent constamment: pas une de plus, pas une de moins."

Ces emblèmes récurrents (c’est si facile de recourir à des images toutes faites!) renvoient à des symboles féminins hyper stéréotypés, émanant d’un registre toujours "passionnel": "Ils ne disent absolument rien de celles qui agissent, qui pensent, qui créent, explique Bertini. C’est comme si le langage les enfermait dans une sorte de prison."

Mais ces figures féminines de muse, d’égérie, de madone ou autre ne sont-elles pas dépassées, même en France? "C’est ce que je pensais aussi, dit Bertini. Mais j’ai été renversée de constater leur popularité, que les articles soient d’ailleurs écrits par des hommes ou des femmes. Encore hier, une pleine page dans Le Monde consacrée à une femme du milieu des finances titrait: "La Madone du SICAV" [catégorie de placements en France, ndlr]!

Dans son ouvrage, Bertini évoque aussi le paternalisme de la langue et de ce qu’elle surnomme la "grammaire" des médias. Les articles contenant l’expression "petit bout de femme" l’indignent, et on la comprend! "Qualifiant une femme ayant accompli une performance physique ou morale, ils s’étonnent rituellement que ce petit bout de femme soit parvenu à…, etc.", écrit-elle ironiquement. Autre exemple hyper actuel: un journaliste de l’AFP écrivait à propos d’Ingrid Betancourt (une autre "pasionaria" qui bat des records de ferveur ces temps-ci!), candidate à la présidence colombienne et kidnappée il y a quelques jours par la guérilla, combien ce "petit bout de femme" était courageux… Ingrid Betancourt (pour ceux qui l’ont vue haranguer ses collègues au Sénat colombien dans un reportage rediffusé au Point récemment) est TOUT sauf un petit bout de femme!

Une image vaut mille maux
Au fond, que disent ces images? Que, lorsque les femmes agissent ou s’expriment, c’est le sentiment, l’affectif et l’organique qui l’emportent. "Il y a tout un vocabulaire qui diminue et finalement "retient" l’action des femmes, explique l’auteure. Vous avez, d’un côté, le complexe de la Dame de fer: dès qu’une femme a du pouvoir, on la dit froide, glaciale et contrôlante; de l’autre, vous avez le mythe de la Pasionaria, qui renvoie les femmes à la non-rationalité, au non-contrôle de soi. C’est la démesure totale: elles contrôlent tout ou rien, mais ne se gouvernent jamais elles-mêmes. Ces clichés marginalisent leurs discours, leurs gestes, et leur ôtent toute crédibilité. Si chaque fois les discours et les actions des femmes sont étiquetés selon des images toutes faites, que reste-t-il alors de leur singularité, de ce qu’elles créent comme "individu"?"

Selon Bertini, l’usage de cette grammaire piégée à l’égard des femmes justifie leur éviction de l’espace public et en particulier de la vie politique qui, en France, est à 80 % masculine. "Nous avons des chiffres effrayants sur le plan de la représentation des femmes, notamment au Sénat et à l’Assemblée nationale: nous n’y avons que 10 % de femmes, c’est-à-dire un peu mieux que la Grèce et moins que l’Italie qui sont des pays traditionnellement peu ouverts aux femmes dans la vie publique."

L’exception française
On avait pourtant l’impression qu’en France, les femmes étaient sorties de leur torpeur: avec la création des Chiennes de garde, le débat et l’adoption de la loi sur la parité, la Québécoise recommençait à être fière de sa cousine… "Oui, c’est vrai que le féminisme retrouve un peu de vigueur ici. Le problème, c’est la question du "relais" concret: ce mouvement ne se traduit pas en une volonté "politique"."

Bertini explique le retard des Françaises à entrer en politique par leur manque de vision. "En général, les féministes françaises n’ont pas mené la bataille jusqu’au bout: dans les années 70, elles ont revendiqué tout ce qui concernait le corps (la contraception, le droit à l’avortement, les services entourant la maternité et les enfants); mais elles ont laissé de côté ce qui concernait la vie politique, soit la "présence" dans l’espace public."

Contrairement à l’Amérique du Nord, où les femmes y prennent plus de place. "Vous êtes plus présentes en politique, vous avez donc le droit d’exister en dehors des stéréotypes: on laisse exister vos singularités."

Ce qui sous-tend ce ralentissement, y compris celui des journalistes et des historiens à emboîter le pas de l’évolution des femmes en France est presque déconcertant… "C’est cette notion un peu perverse, analyse Bertini, de "l’exception française": l’idée qu’en France, les sexes ne sont pas opposés, ne sont pas ennemis comme ailleurs, et que les gens s’entendent bien; que la galanterie est toujours de mise et que les femmes sont très heureuses comme cela…" Selon Marie-Joseph Bertini, cela fausse le débat. "L’espace public, qu’on le veuille ou non, est toujours réservé aux hommes, et si les femmes l’occupent, elles le font "comme" les hommes; alors, où est la différence?"

D’après la philosophe, il y a quand même de l’espoir: la loi sur la parité, imparfaite, permet au moins de nommer le problème. "En travaillant cette loi, en constatant ses écueils, on essaiera de l’améliorer dans les années à venir. Et je crois que pour le prochain quinquennat, se posera en France (enfin, je l’espère) la possibilité de voir une femme à l’élection présidentielle." Et qui voit-elle dans ce rôle historique? "Martine Aubry [ancienne ministre des Affaires sociales et aujourd’hui mairesse de Lille, ndlr], car elle sait jouer le jeu politique, mais exerce le pouvoir avec beaucoup de courage. Elle s’est fait une très bonne réputation, et gagne progressivement la confiance des électeurs. Vous voyez: malgré le titre de mon livre, je suis optimiste."

Une femme présidente de la France? On croit rêver!

La situation des Françaises est-elle comparable à celle des Québécoises et des Canadiennes? Nous avons posé la question à deux femmes qui observent la vie publique de leurs consoeurs.
Manon Tremblay, directrice du Centre de recherche sur Femmes et politique à l’Université d’Ottawa
Je dirais que oui, en partie, les propos de Bertini s’appliquent à notre situation. Moult études ont montré que les médias ne traitent pas les femmes et les hommes politiques selon les mêmes paramètres. Toutefois, le sexisme est plus subtil ici. Par exemple, j’ai analysé les caricatures éditoriales parues dans 16 quotidiens canadiens au cours de la campagne électorale fédérale de 1993. Deux femmes et trois hommes étaient alors leaders. Or, il est clair que les femmes n’étaient pas dépeintes de manière sexiste (et notamment sexuelle, bien que Kim Campbell ait été présentée nue derrière sa toge à quelques reprises). Par contre, les femmes avaient moins souvent que les hommes la parole dans les caricatures et, lorsqu’elles parlaient, c’était pour se défendre. Cela augure mal pour quelqu’une qui aspire à devenir "première" ministre.

Ici, ce ne sont pas tant les mots qui nuisent que les formules toutes faites et les idées reçues qu’elles transmettent. On continue à se préoccuper bien davantage de la vie privée des politiciennes que de celle de leurs collègues masculins. Pour eux, c’est cool de dire qu’ils quittent la vie politique "pour des raisons familiales", alors que pour elles, c’est une tare. En outre, lors de la campagne au leadership du Parti conservateur en 92 et 93, certains médias du "ROC" avaient soulevé la question de savoir si Kim Campbell offrait la stabilité que devait avoir un(e) PM, considérant qu’elle avait connu deux divorces, alors que Jean Charest, lui, était avec sa femme depuis sa tendre enfance… S’est-on déjà demandé ce que pouvait bien faire un Pierre E. Trudeau, le soir à Sussex Drive, alors qu’il était célibataire?

Isabelle Boisclair, chargée de cours à l’IREF (Institut de recerches féministes) et spécialiste des femmes et de la littérature
"En effet, le langage ne fait que traduire ce que l’on pense, ce qui est pensable. Les exemples que donne Bertini dénotent toute la condescendance qui meuble toujours les perceptions que les hommes se font des femmes: jamais, effectivement, ne viendrait-il à l’idée d’un journaliste – ou de quiconque – d’user de la formule "un petit bout d’homme"… si ce n’est en parlant d’un enfant… Cet exemple à lui seul dénote le phénomène d’infantilisation des femmes dans la société… or, confierait-on le pouvoir à quelqu’un d’infantile? La question est là: les femmes, malgré qu’elles possèdent les mêmes diplômes que détiennent leurs confrères, sont toujours des femmes et, à ce titre, accusent un handicap de crédibilité sociale.

C’est toujours et encore seulement au titre de représentantes de la "classe des femmes" que les femmes peuvent prétendre. Jamais au titre de représentantes de "l’humanité". On revient au vieux problème de l’androcentrisme depuis longtemps démontré: les hommes sont des représentants de l’humanité, tous sexes confondus, les femmes sont une particularité de cette humanité, non légitime pour la représenter.

Au-delà des singularités singulières des femmes et des généralités générales des femmes, il faut arriver à penser les singularités individuelles, et non plus sexuelles ou relatives au genre. La seule porte de sortie de ce système dichotomique semble être l’indifférenciation sexuelle: arriver à penser les individus en dehors du système de genre préfabriqué, qui restreint chacun à des sphères mais également à des attributs stéréotypés et figés."