Société

Dix-moi qui tu es

J’ai commencé à écrire dans Voir Québec il y a exactement 10 ans.

J’avais, auparavant, travaillé auprès d’entreprises culturelles novatrices, ambitieuses et audacieuses. Malheureusement ces vertus à Québec finirent par me sembler contradictoires avec la plus élémentaire des viabilités.

Au point où j’en vins à me demander si, faute d’être subventionné directement par l’État, il n’était pas nécessaire de laminer pour le plus grand nombre, de confondre quantité et qualité, afin de survivre, faute d’exister, dans le paysage culturel.

La popularité était-elle nécessairement le seul critère selon lequel on jugeait du succès d’un créateur? Avais-je alors des goûts, des intérêts et des jugements d’extraterrestre? La question se posait.

En plus, début 90, j’avais aussi l’impression, peut-être à tort, d’assister à un affaiblissement des compétences et des enthousiasmes dans le journalisme écrit. Malaise provoqué, à mon avis, d’une part par l’acharnement professionnel de certaines nouilles impavides que l’on ne nommera pas, et d’autre part, par les départs hâtifs de quelques brillants commentateurs de la scène culturelle. Là aussi, ce sont souvent les meilleurs qui s’en vont…

Tandis que des manchettes telles "Steak haché fatal" ou "Tout un show!" faisaient les grands titres dans la capitale, j’accueillis avec un très grand enthousiasme l’implantation inespérée ici d’une édition de Voir.

Étonnamment fort de ses cinq ans d’expérience et de sa jeune crédibilité dans la métropole, le journal faisait différent, audacieux, allumé, intelligent et, chose importante, il avait les reins assez solides pour faire des petits. J’en avais vu des ambitions mourir… celle-ci allait de toute évidence grandir et évoluer. C’est au moment où j’allais manifester mon intérêt qu’on me contacta. J’ai ensuite vécu en dilettante chez Voir de bons moments, strictement occupé à traiter de ce qui me plaisait.

Obsédé par le désir de vérifier semaine après semaine si j’étais capable d’écrire, j’ai suivi ce chemin intime qui, s’il n’est pas celui des écoliers, impose tout de même d’affiner son style avant de l’affirmer et d’étendre ses compétences avant de les afficher…

En ce début de mars 92, la petite équipe présentée aux médias ne comptait qu’une infime fraction de ceux qui allaient se dépenser sans compter avec une conviction qui excuse bien des erreurs de jeunesse.

Nous voulions ,je pense, que ce journal n’ait pas de parti pris politique, mais une politique du parti pris envers des valeurs fondamentales qui, si elles ne sont pas soutenues, mènent les sociétés au bord du gouffre: l’écologie, l’équité, l’honnêteté, la fin du tiers-mondisme, l’imputabilité des dirigeants… Nous avons souhaité des sociétés exemptes de manipulations des masses, et pour cela voulu voir plus clair dans les débats de société, à l’échelle du continent, sans toutefois nous départir d’un certain humour.

Et puisque la culture demeure une fidèle représentation des états d’âme d’une société, nous avons perpétuellement tenté d’éviter les discours convenus, dictés par l’industrie, ainsi que les expressions vides de sens et de substance tels ces coups de coeur qui font et défont la saveur du mois.

Succédant à l’excellent Jean-Simon Gagné en 1999, j’ai pris les commandes de la rédaction de Voir Québec, et pour paraphraser la très kétaine chanson de Jean Gabin: Maintenant, je sais.

Je sais que dans ce métier où l’on est naturellement débordé par des demandes et des sollicitations nombreuses, il faut choisir et que ces choix provoquent inévitablement des déceptions. Comment réconcilier les intérêts des centres d’artistes autogérés, des écoles de métiers, des petites scènes de bars et des multinationales du disque? En privilégiant des expressions intelligibles et de qualité propices à réconcilier une bonne partie de notre lectorat.

Je crois que, sans sombrer dans le néolibéralisme, il est salutaire de délaisser quelque peu les expressions extrêmes de la culture. De fuir les pires kétaineries démagogiques et aguicheuses tout comme les ennuyants résidus du hasard créatif et les infectes prétentions égocentriques des élites frustrées. Il restera bien assez de viande autour de l’os sans que l’on soit obligé de faire des lectures de culture au second degré.

Évidemment, ces positions, ces choix nous ont valu des critiques.

Passons sur l’amusante tirade communistes-terroristes-pro-Ben Laden-fifs de Jeff Fillion, non sans toutefois mentionner à monsieur Fillion qu’être à la fois communiste, pro-Ben Laden et fif est un non-sens puisque les talibans ont combattu férocement les Soviétiques et persécutaient les homosexuels. Comme quoi depuis que le Zoo de Québec est en rénovation, les primates lassés de s’épouiller ont peut-être appris à tenir un micro, il leur manque tout de même encore quelques notions de géopolitique. Et espérons qu’au CRTC, on soit allergique aux animaux. Car il y a d’autres manières de s’approprier des points de marché et des clients.

Parlons plutôt de choses sérieuses.

Nous voici en 2002, encore considérés comme des élitiste par les tenants du fast-food culturel, et déconsidérés par de petites élites qui croient que nous nous sommes vendus aux puissances de l’argent. Nous ne changerons pas ces vues étroites dictées par de petites colères, mais qu’on admette au moins que nous ne pouvons pas être l’un et l’autre à la fois.

Et laissons à nos 130 000 lecteurs le droit de juger et le plaisir de nous lire. Un plaisir qui pour nous ira toujours avec le désir bien réel de plaire.

Merci de nous lire. À ce post-scriptum bien simple qui accompagne chacune de mes réponses aux courriels reçus, qu’il s’agisse d’insultes, d’accusations, de félicitations, de compliments ou d’un simple désaccord dont il est intéressant de débattre, j’ajoute, en ce dixième anniversaire: Merci de votre fidélité.