Vue du Sommet : Témoin de l'intérieur
Société

Vue du Sommet : Témoin de l’intérieur

Les gaz lacrymogènes se sont dissipés. Les souvenirs, eux, sont restés. Un an après le Sommet des Amériques de Québec, tous croient avoir tout vu, tout lu, tout entendu à son sujet. Erreur. Avant d’avoir regardé le documentaire Vue du Sommet, de MAGNUS ISACSSON et PAUL LAPOINTE, il est impossible d’en dire autant. Une vision et un accès privilégiés au making of du week-end des gaz des deux côtés de la  barricade.

Pour parvenir à réaliser son documentaire Vue du Sommet, le cinéaste indépendant Magnus Isacsson et ses sept équipes de tournage (oui: sept!) ont dû employer les mêmes techniques que les manifestants à Québec, en avril 2001: fonctionner sur le terrain en petits groupes d’affinités, un mandat précis chacun. Ils ont dû utiliser les mêmes équipements: walkies-talkies, masques à gaz, caméras à l’épaule au lieu des pancartes. Et, comble de l’analogie, ils ont dû subir le même sort: en plus d’être étouffé par le gaz, un caméraman a été atteint violemment (mais accidentellement, paraît-il) par une balle de caoutchouc…

À la différence des manifestants, toutefois, les équipes d’Isacsson, elles, ont pénétré à l’intérieur du périmètre, suivi le parcours de certains délégués, assisté à des rencontres diplomatiques, participé à des dîners officiels des 34 chefs d’État des Amériques, côtoyé les policiers. Bref, Magnus Isacsson a joué l’insider, le témoin de l’intérieur. "Nous voulions tout voir, tout savoir", précise le cinéaste.

Résultat? Vue du Sommet, c’est l’envers du décor du Sommet des Amériques, cet "immense exercice de relations publiques", comme le note Isacsson. Le cinéaste donne accès aux coulisses des deux côtés de la barricade, à tout ce qu’on n’a pas vu, des préparatifs jusqu’aux actions sur le terrain, une tension montante en filigrane. Du cinéma-vérité pur et simple, pur et dur, comme seul Magnus Isacsson sait le faire, comme il l’a démontré auparavant avec Enfants de choeur!, sur la chorale de l’Accueil Bonneau, et Un syndicat avec ça?, sur les tentatives de syndicalisation d’un McDonald’s de Saint-Hubert.

Son équipe s’est immiscée parmi les acteurs de l’événement, en dehors comme en dedans du "mur de la honte". Si bien que le documentaire aurait pu s’appeler "Vue de l’intérieur", sans fausse représentation, tant l’immersion s’avère unique et privilégiée. Pour un journaliste qui se trouvait sur le terrain alors, c’est un atout que l’on jalouse un peu, il faut bien le mentionner.

Les sept équipes de tournage (composées notamment de Philippe Falardeau, Paul Lapointe, Marie-Claude Harvey, Luc Côté, Anne Henderson et Patricio Henriquez) ont suivi trois personnages fascinants de chaque côté de la clôture afin de dépeindre les enjeux du Sommet, de raconter une histoire à travers les yeux et les paroles de ceux qui sont le plus à même d’en traiter. Côté militants, de grosses pointures: Philippe Duhamel d’Opération SalAMI, que l’on voit notamment en plein exercice de désobéissance civile à Ottawa pour obtenir les textes des discussions du Sommet; Tanya Hallé, de la Convergence des luttes anticapitalistes, une fière anarchiste; et Graciela Rodriguez, porte-parole allumée du Sud, membre de l’Alliance sociale continentale, dont on suit le parcours, des manifestations de Buenos Aires à celles de Québec.

À ces personnages-militants s’ajoutent des interlocuteurs promondialisation assez particuliers, dont Thomas d’Aquino, l’optimiste président du Conseil canadien des chefs d’entreprise, et Richard Feinberg, le coloré chercheur américain et ancien conseiller du Département d’État en matière de sommets (ce caméléon a même manifesté avec sa cravate et sa pancarte: "Délégués, tenez vos promesses!"). Et que serait le film sans Pierre Goupil de la Sûreté du Québec, commandant de la plus importante formation policière au Sommet, le Bataillon rouge. Grâce à lui, l’équipe a eu droit à tout: l’entraînement des policiers, les dessous du Centre de commandement unifié, les techniques utilisées et les ordres donnés sur le terrain. Du contenu autrement plus intéressant que les froides conférences de presse servies aux journalistes à l’époque…

"Ce fut beaucoup de travail pour pénétrer tous ces milieux, mais c’était vraiment ça, l’idée du film. C’était d’être partout et de voir comment ces personnages mettraient leurs visions et leurs stratégies en pratique à Québec. Ce sont six univers qui se croisent, se heurtent aussi."

Que ceux qui se "pourlèchent les babines en se demandant quand la violence va commencer", pour reprendre l’expression employée par Duhamel dans le film, ne s’y trompent pas: les arrestations, la chute de la clôture et la violence n’arrivent que vers la fin du documentaire. D’ailleurs, un passage s’avère pour le moins incriminant envers les forces de l’ordre: des policiers de la GRC chargent, à une distance pourtant grande du périmètre, contre des manifestants pacifiques tout simplement assis par terre, coups de bâton aussi violents qu’injustifiés à l’appui. Une caméra de l’équipe d’Isacsson immortalise la bavure. Quand on vous disait qu’il était partout…

Vérité toute nue
Pour Magnus Isacsson, Vue du Sommet, coproduit par Les Productions Érézi et l’ONF, représente l’aboutissement d’une suite logique. Après Le Nouvel Habit de l’empereur (1995), qui démontrait les conséquences de l’ALÉNA sur les travailleurs du continent, et Opération SalAMI, les profits ou la vie? (1999), sur la résistance de ce groupe à l’Accord multilatéral sur les investissements, le cinéaste a décidé de boucler la boucle: montrer jusqu’où la lutte autour du projet de libre-échange des Amériques pouvait mener. "Le constat que je fais est clair: c’est le choc des idées, un accord à l’intérieur du Sommet, une opposition à l’extérieur. Je voulais voir tout ça. Après ces deux films, il fallait que je sois à Québec."

Pourtant, malgré une couverture médiatique incommensurable de l’événement, il s’est dissocié de ce traitement avec la volonté de montrer "autre chose, autrement" sans verser dans ce que plusieurs médias n’ont pas hésité à faire, c’est-à-dire le sensationnalisme, comme le note cet ancien réalisateur et reporter à la radio et à la télévision devenu cinéaste indépendant en 1986.

Attention: Vue du Sommet ne constitue pas pour autant l’apologie des mouvements militants. "Je suis un gars de gauche, militant, mais je suis en désaccord avec la tradition du cinéma militant et des cinéastes de gauche qui ont tendance à simplifier les choses, à mettre tout noir ou tout blanc, et à toujours voir les bons parmi les manifestants, par exemple."

Tous les acteurs sont ainsi présentés dans leurs contradictions, sans jugement autre que les faits qui parlent d’eux-mêmes. Par exemple, côté policier, malgré une semaine d’entraînement en contrôle de foule, des dépenses de 70 millions de dollars en sécurité, la présence de plus de 5000 agents, c’est une banale, mais importante pénurie de piles destinées aux walkies-talkies qui est venue miner leur travail… Côté manifestants, malgré des semaines de préparation et de concertation, l’action est complètement désordonnée…

"Bien sûr, ma sympathie va du côté des manifestants, note-t-il, mais je n’ai pas trafiqué la réalité pour les présenter sous un jour plus favorable." D’ailleurs, il a tôt fait de remarquer que les militants qu’il suivait avaient une "cassette", un discours préparé à l’avance pour la caméra afin de bien paraître. Comme quoi le Sommet constituait une opération de relations publiques, autant chez les politiciens (qu’Isacsson montre uniquement dans un cadre superficiel, surréaliste) que chez les militants. En plus de faire place à des jeunes moins articulés mais plus naturels, le cinéaste ne s’est pas gêné pour montrer les tensions au sein des groupes militants, dont une confrontation entre Duhamel, révolté par la casse, et le militant anarchiste Jaggie Singh, qui prône le respect de la diversité des tactiques. La scène risque de ne pas faire l’unanimité chez les militants…

"Le plus important, c’est que ce film veut montrer que les débats qui animent les mouvements progressistes ne sont pas marginaux, mais plutôt de vrais débats de société, comme par exemple celui sur le déficit démocratique qu’a illustré le Sommet."

Où va la gauche?
Un an (et plusieurs heures de montage) plus tard, Magnus Isacsson a du recul, sa propre vision du Sommet. "D’abord, je ne suis d’accord entièrement avec aucun des mouvements qui sont dans le film. Québec n’a d’ailleurs pas été un succès pour les mouvements militants. Oui, ils ont fait tomber la clôture. Oui, ils ont réussi à rassembler 50 000 personnes. Mais ils étaient divisés. C’est le défaut du mouvement qu’on appelle à tort antimondialisation, dont l’émergence est pourtant positive. C’est un mouvement qui éveille les consciences, une énergie qu’il faut canaliser. Avec un peu de recul, il faut dire aussi que le Sommet de Québec n’a pas été un événement violent, surtout quand on pense à la mort d’un manifestant à Gênes. Les questions idéologiques et stratégiques qui se posaient à Québec se posent néanmoins avec plus d’acuité aujourd’hui, après le 11 septembre. Il y a un danger qu’on criminalise l’action militante, que tous les gens qui contestent le système capitaliste soient perçus comme des terroristes. Alors, toutes ces questions sur la violence, la non-violence, sur quelles stratégies à adopter, comment réformer la démocratie, sont pertinentes encore aujourd’hui."

Magnus Isacsson n’a pas fait le film simplement pour rappeler un événement qui a fait l’actualité. "Le film doit interpeller la gauche. Il faut se poser la question: qu’est-ce que la gauche va faire?, car elle est en difficulté. Les forces progressistes sont trop divisées. Va-t-on continuer à manifester de sommet en sommet avec des pancartes? Va-t-on décider de combiner d’autres stratégies, militantes ou politiques?"

Faut pas s’étonner de ces remises en question: raconter des histoires qui provoquent des débats de société, c’est son mandat. Tant mieux.

Vue du Sommet sera présenté le 18 mars à la salle Marie-Gérin-Lajoie du Pavillon Judith-Jasmin de l’UQAM, à 19 h 30. Du 25 au 29 mars, le documentaire prendra l’affiche au Cinéma de l’ONF. Une tournée canadienne l’attend dans sa version anglaise. Il sera aussi diffusé à Télé-Québec, au mois d’avril. Visitez le site Internet www.onf.ca/vuedusommet pour tous les détails.