Jean Paul Riopelle 1923-2002 : Monument international
Société

Jean Paul Riopelle 1923-2002 : Monument international

En hommage à Jean Paul Riopelle, décédé la semaine dernière à l’âge de 78 ans, nous vous proposons des extraits de l’article que nous lui avions consacré en mai 2000, alors que le Musée du Québec inaugurait une salle en son honneur.

Si le nom de Jean Paul Riopelle résonne dans le monde entier depuis bientôt 50 ans, l’homme demeure mal connu. Complexe, paradoxal, génial… Que connaissons-nous vraiment de lui? Esquisse du personnage.

(…)

Personnage de légende
L’intérêt pour le personnage, figure mythique, déborde largement le milieu des arts visuels, comme en témoigne le nombre impressionnant d’ouvrages qui lui sont consacrés. (…) Il est indéniable que l’artiste sort de l’ordinaire. Doté d’une capacité physique peu commune et d’une volonté extraordinaire, il est l’auteur d’un nombre impressionnant d’oeuvres (plus de 5 000) touchant à un large éventail de médiums: peintures, sculptures, installations, estampes, dessins. Pourtant, ce n’est pas tant l’oeuvre qui fascine le public mais bien le personnage. Énigmatique, sa vie tient du conte de fées. Il a connu et côtoyé les plus grands artistes de son temps: Samuel Becket, Antonin Artaud, André Breton, Sam Francis, Alexender Calder, Alberto Giacometti, Juan Miró, Joan Mitchell, et tant d’autres. Il a exposé dans les plus grandes galeries et les plus grands musées des Amériques et d’Europe. Il possède des maisons et des ateliers à faire rêver, une collection de voitures impressionnante, un voilier sur la Méditerranée. Il a mené la grande vie, la vie folle et effrénée, a fait la une des plus grands quotidiens et magazines du monde. À l’image des personnalités qu’il admire – Maurice Richard, Louis Cyr, La Bolduc -, Jean Paul Riopelle est devenu un héros populaire. Une figure énigmatique et authentique de notre patrimoine artistique, certes, mais aussi de notre paysage social.

Cet homme qui semblait infatigable a interrompu sa pratique artistique pour des raisons de santé en 1993. Miné par l’ostéoporose, il ne produira plus d’autres oeuvres. Qu’importe, il en a fait beaucoup. Trop, diront certains! C’est que, c’est un secret de Polichinelle, Jean Paul Riopelle ne fait pas l’unanimité. Sa dernière production encore moins. Pour certains, les oeuvres produites dans les années 1980 sont celles d’un artiste vieilli et usé. Il est vrai que déjà à cette époque l’ostéoporose avait commencé à l’incommoder sérieusement. Toutefois, ce serait bien mal le connaître que de penser qu’il ne trouva pas de solution pour diminuer les effets dévastateurs de la maladie sur son travail. Inventif, animé par un incroyable désir de poursuivre son oeuvre, il ajuste son approche. Il cesse de peindre à l’huile en 1979 et adopte les techniques mixtes qui lui permettent de travailler sur une table en aplat. Graduellement, son geste perd en vélocité. Il opte alors pour des médiums mieux adaptés à sa situation, notamment la bombe aérosol, et pour des outils plus faciles à manier. La facture de ses oeuvres change forcément. Bien des critiques regardent d’un oeil suspicieux ces transformations. Peu d’entre eux prennent au sérieux son travail, composé de thématiques qui pourtant sont des plus révélatrices pour l’artiste. Il faut savoir que Riopelle est un homme bien particulier. Sous une allure désinvolte, il se cache un homme d’une grande érudition. Quand il débute une série ou aborde une thématique particulière, il en connaît tous les détails, les particularités et les nuances. Sa connaissance des oies, par exemple, est extraordinaire. Seulement, son langage devient de plus en plus l’expression d’un refus, celui des dogmes d’une société perdue dans ses lubies. Sous plusieurs aspects ses oeuvres empruntent à l’art populaire, marquant une rupture avec les conventions esthétiques, les siennes propres d’abord et celles qu’ont établies les hautes sphères de l’art. Certaines de ces oeuvres témoignent d’une manière non équivoque de sa lucidité.

En prenant cette direction, Riopelle avait tout à perdre. Il savait que depuis longtemps déjà les connaisseurs avaient perdu sa trace. Pour beaucoup d’experts sa plus formidable série restait celle des grandes mosaïques de 1954-1955. Imaginez: il avait alors à peine 30 ans! C’est le côté Rimbaud de l’affaire, pourrait-il dire. Seulement, contrairement à Rimbaud, Riopelle a continué! Il a créé et exploré des facettes de son métier comme peu d’artistes l’ont fait. Il a acquis une certaine maturité du regard, a appris à voir, à se compromettre.

L’essentiel, c’est la "Rosa"
(…) À la fin de 1992, le 1er novembre, lorsque Riopelle apprend la mort de Joan Mitchell, celle qui a partagé sa vie pendant près de 25 ans et dont il est séparé depuis 1979, il est poussé par l’urgence de peindre. Dans un atelier à peine plus grand qu’une chambre à coucher, aménagé au rez-de-chaussée de sa maison de l’Île aux Oies, Riopelle entreprend ce qui deviendra une immense fresque qu’il intitulera Hommage à Rosa Luxemburg. (…) Il utilisera trois rouleaux de toile de 15 mètres chacun pour la compléter.

Hommage à Rosa Luxemburg se révèle une oeuvre titanesque si l’on considère à la fois la dimension de l’ouvrage et les difficultés inhérentes à son exécution, comme la condition physique de l’artiste dont l’ostéoporose rend les gestes difficiles, le fait de travailler sans jamais avoir de vue d’ensemble et, bien sûr, l’espace exigu de l’atelier. Testament artistique? Possible. Ouvre ultime, puisque Riopelle cessera de travailler peu après. Le savait-il? On peut certainement imaginer qu’il savait à tout le moins que le temps dédié au travail lui était dorénavant compté.

(…) Si le décès de Joan Mitchell en est le déclencheur, l’oeuvre s’enrichit au fil de son exécution et devient un hommage à l’amour, aux liens qui se nouent et se dénouent, à la mort, à ce grand cirque de la vie dont personne ne sort vivant. Une fresque dédiée à l’amour, à sa dimension cosmique, universelle. Une supplique aux départs qu’il déteste tant, aux liens qui se brisent, au temps qui fuit, le sien comme celui de ceux et celles qu’il a aimés. (…) Si la facture de l’oeuvre ne témoigne ni de la gestuelle d’antan ni de son rythme, elle en conserve cependant toute la rage et transporte dans la matière toute la lucidité de l’artiste.

Riopelle emploie abondamment la technique du cache. Il utilise, comme à son habitude, tout ce qui lui tombe sous la main et l’intègre à l’oeuvre. Tout est englouti par le cyclone: clous, oiseaux, fougères, etc. Il utilise la bombe aérosol comme jadis la spatule. (…) La présence du symbole, qui n’est pas nouvelle dans son oeuvre, se manifeste dans Rosa Luxemburg de manière plus concrète. Cette ode à la vie, à la mort, à l’amour rappelle, à certains égards, l’oeuvre de son ami Paul Rebeyrolle par ses chutes tragiques d’oiseaux blessés et le Paris sans fin de son ami Giacometti. L’ensemble est truffé de symboles, certains relativement identifiables, d’autres plus intimes. (…) Mais quelle importance d’arriver à décoder l’oeuvre point par point, séquence par séquence? Aucune! L’essentiel se situe ailleurs, dans l’esprit, dans l’essence du propos. Un propos qui s’exprime avec moins de pudeur mais où Riopelle, fidèle à son habitude, brouille les pistes. En premier lieu par le titre, Hommage à Rosa Luxemburg, une allusion directe à la militante socialiste allemande assassinée lors de l’insurrection spartakiste de janvier 1919. On peut aussi établir un lien avec le surnom que Riopelle aimait donner à Joan Mitchell: Rosa Bonheur ou Rosa Malheur, selon l’humeur. (…) Cette façon de faire correspond à celle qui a caractérisé Jean Paul Riopelle tout au long de sa production artistique. Comme Rosa Luxemburg, il aime brouiller les pistes, créant parfois l’illusion de l’une alors qu’il en emprunte une autre. L’oeuvre est également tout à fait dans l’esprit du surréalisme si cher à l’artiste. En fait, si l’on y réfléchit bien, Rosa Luxemburg serait plutôt la métaphore de sa propre vie. (…)?