Jean-Paul Riopelle : L’héritage
Depuis la mort de JEAN-PAUL RIOPELLE, on a beaucoup parlé de sa vie, de ses réalisations, de son art. Très peu de choses ont toutefois été dites et écrites sur son héritage social, son engagement, son legs à la relève. HÉLÈNE DE BILLY, historienne de l’art qui a écrit une biographie du célèbre peintre, dévoile les aspects d’un artiste profondément fascinant. Unique.
Ces jours-ci, nous voyons s’écrire le dernier chapitre d’une grande épopée, presque mythique, fondatrice du Québec moderne. Avec la mort de Jean-Paul Riopelle, qui succède à celle, en novembre dernier, de Marcelle Ferron, disparaît une génération qui a été aux origines du Québec actuel. Elle a incarné une histoire épique parfois belle et extraordinaire mais aussi un peu triste, remplie de grandes luttes douloureuses – presque des parricides -, de faits d’armes éprouvants, comme le Refus global de 1948, d’exils déchirants et sacrificiels.
Que nous laissent donc ces artistes, et Riopelle en particulier? Bien sûr, un legs artistique majeur. Mais qu’en est-il de l’héritage symbolique, de l’image de l’artiste véhiculée par cet art? Le modèle inventé par les romantiques, celui de l’artiste héroïque, exclu de sa société mais du coup totalement libre et capable de tout sacrifier pour son art? L’art comme un impératif presque divin? Tous ces journalistes qui allaient interviewer Riopelle vieillissant semblaient en effet recueillir la parole d’un grand sage ou d’un prophète… Riopelle participerait à cette vision d’un art moderne ayant presque remplacé Dieu? Mais encore…
En s’exilant en France, Riopelle nous a premièrement montré comment nous pouvions, en tant que Québécois, réussir sur la scène internationale à une époque où nous doutions absolument de nous-mêmes. Malgré l’exclusion qu’il subissait dans le Québec de l’époque – grâce à elle -, il a su s’inventer une nouvelle identité. C’est déjà énorme, mais ce n’est pas tout.
L’historienne de l’art Hélène de Billy, qui a publié une biographie sur Riopelle en 1996, nous en apprend plus sur ce qu’il incarne pour le Québec. De Billy semble presque surprise – agréablement surprise – par la réaction générale du public à la suite de sa mort: "Il fut une époque où l’on enviait Paris, car là-bas, même les chauffeurs de taxi connaissent les noms des grands artistes. L’héritage Riopelle, c’est aussi ça: l’art au Québec semble être enfin entré dans le domaine public. Il a su recréer un dialogue avec ce public en glorifiant l’image de l’artiste tels une rock star ou un joueur de hockey, ne serait-ce qu’en se montrant lui-même fasciné par des figures populaires comme Maurice Richard."
De Billy ajoute: "Au Québec, on n’aime pas ceux qui ont des prétentions. Même s’il venait d’un milieu aisé, Riopelle semblait sortir de la classe populaire. Il s’intéressait à la chasse, à la pêche, au hockey… Il a réconcilié tout le monde, ceux du high art et du low art, le monde sophistiqué des idées et un monde plus brut. Il a su être à l’aise avec de grands intellectuels, comme Samuel Beckett, tout en étant proche de la vie de tout le monde. Riopelle peut être vu à la fois comme le décrit Claude Jasmin, c’est-à-dire comme le coureur des bois, le bon vivant qui aime prendre la vie à bras-le-corps, mais aussi comme le représente l’historien d’art François-Marc Gagnon, c’est-à-dire comme un artiste ayant une démarche créatrice très réfléchie." Riopelle, du coup, semble le pendant artistique de René Lévesque, qui a su lui aussi créer un pont entre la population et un monde plus intellectuel. Un grand qui n’a pas oublié le peuple. Dans ce modèle s’énonce un Québec qui ne renie pas ses origines plus modestes.
En fait, "Riopelle symbolise ce que le Québec voudrait être: à la fois dans la tradition et dans la modernité. Même dans sa mort, il montre le Québec d’aujourd’hui. Le débat autour de son enterrement qui devait ou non avoir lieu dans une église est très symptomatique des discussions actuelles sur la place de la religion dans notre société. Et puis, artistiquement, il n’était pas totalement en rupture. Il s’inscrivait aussi dans la grande tradition de la peinture française. En 57, dans la célèbre revue américaine Life, il était d’ailleurs présenté avec le peintre Sam Francis comme un héritier de Monet et de ses immenses Nymphéas. À travers Riopelle, grâce à cette inscription dans la grande tradition picturale européenne et à ses amitiés avec des intellectuels comme Georges Bataille ou avec des surréalistes, le Québec semblait pouvoir se rattacher facilement à cet héritage-là".
Mais existe-t-il des héritiers Riopelle parmi les jeunes peintres québécois? "Personne ne semble vraiment revendiquer cela dans les artistes contemporains", de dire de Billy. Mais lui-même a-t-il souhaité cela, ne serait-ce qu’en favorisant le travail d’autres artistes ou en utilisant ses entrées dans les milieux parisiens pour aider de jeunes créateurs? "Pas vraiment. Il y a bien l’artiste Louis Gosselin qu’il a introduit à la Galerie Maeght, mais c’est à peu près tout. Riopelle était extrêmement compétitif, même avec Borduas ou avec sa compagne Joan Mitchell."
Étrange héritage venant d’une génération qui a du mal à penser à la génération d’après. Ce legs monumental ne doit pas nous faire oublier un film comme Les Enfants de Refus global, où se révèle clairement l’incapacité de plusieurs artistes de cette génération à s’occuper de leurs enfants. "Les artistes de Refus global ne furent tout de même pas les seuls à avoir ce rapport avec leurs enfants, de rappeler de Billy, mais ils furent la première génération à s’occuper d’elle-même avant tout et à être très fortement individualiste. Autrefois, au Québec, les individus donnaient avant tout à la collectivité des dizaines d’enfants. Riopelle a suivi le modèle de l’artiste Dieu et a offert au Québec un grand rêve."