La Caisse de dépôt et placement est-elle éthique? : À fond la caisse
Société

La Caisse de dépôt et placement est-elle éthique? : À fond la caisse

La Caisse de dépôt et placement représente le joyau financier des Québécois depuis maintenant 35 ans. Fort bien, sauf que ses activités dans des paradis fiscaux et ses investissements dans des compagnies aux pratiques douteuses laissent perplexe. La Caisse est-elle éthique? Devrait-elle être socialement responsable?

Pas de confettis, pas de champagne, pas de petits chapeaux pointus. En ce 35e anniversaire de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDP), le bas de laine des Québécois comme le veut l’adage, il n’y a pas trop de quoi fêter.

L’institution, aussi importante que méconnue, qui a le mandat de faire fructifier les fonds des régimes de retraite et d’assurance d’une vingtaine d’organismes publics et privés québécois (Régie des rentes et SAAQ, entre autres), vient d’annoncer l’un des pires scores de son histoire, c’est-à-dire un rendement de – 4,99 % pour l’année 2001. Un peu rabat-joie, n’est-ce pas… Pas de panique, toutefois, les retraites des Québécois sont bel et bien sauves.

Au cours de la dernière année, la dégringolade de la valeur des investissements dans Nortel Networks et Quebecor Media n’a pas épargné, ni fait épargner d’ailleurs, la CDP, qui détient un actif net de 85 milliards de dollars. Cette baisse reste décevante, oui, mais conjoncturelle, paraît-il. N’empêche, au-delà de la performance, des questions peuvent être soulevées concernant certaines activités de la CDP, ce représentant financier de tous les Québécois, en passant.

Dans son 35e Survol des activités 2001, la Caisse traite d’engagement, "consistant à respecter les valeurs des communautés dans lesquelles nous investissons", et d’éthique, "une valeur dictée par notre position de plus important actionnaire au Canada". C’est bien beau… Or, si les investissements de ce moteur de l’économie sont guidés par les "valeurs des Québécois", cet "engagement" et cette "éthique" restent sujets à des interprétations variables dans la pratique… Car, qu’en est-il de l’éthique au sens socialement responsable du terme?

Par exemple, la société pétrolière albertaine Talisman Energy connaît présentement des heures difficiles. Le rapport? La compagnie a refusé de se soumettre à une analyse de ses activités au Soudan, alors que des observateurs soupçonnaient que ses pratiques dans ce pays africain puissent violer les droits humains. Devant ce refus, d’importantes caisses de retraite et divers investisseurs se sont retirés de Talisman, notamment le plus grand et influent investisseur institutionnel aux États-Unis, soit la Caisse de retraite des fonctionnaires de la Californie (Calpers). La Caisse de dépôt, elle, a décidé de ne pas bouger: elle y a un placement de 165,9 millions…

Autre exemple: Exxon Mobil se refuse obstinément à investir dans les énergies renouvelables, initiative que des compagnies concurrentes ont déjà entreprise. La plus grande pétrolière au monde se dit non seulement contre les efforts gouvernementaux pour réduire les émissions de gaz carbonique, mais elle dénigre carrément le protocole de Kyoto. Pour cette raison, la compagnie fait l’objet d’un boycott de la part de plusieurs groupes en Europe, pendant que des investisseurs institutionnels majeurs ont décidé de retirer leurs billes. Pas la Caisse de dépôt… Et ce sont des exemples parmi d’autres, comme des investissements de la CDP dans Total Fina-Elf, compagnie critiquée pour son comportement en Birmanie, et dans Wal-Mart en Amérique centrale, dont les activités au Honduras soulèvent des doutes.

"On a peut-être une position un peu plus souple que d’autres, affirme Philippe Gabelier, vice-président aux relations institutionnelles et affaires économiques québécoises à la CDP. On a une position plus neutre, ce qui ne veut pas dire que, de temps à autre, on n’élève pas la voix, qu’on ne passe pas des messages par les relations qu’on peut avoir avec des gens des conseils d’administration. (…) On part du principe que les entreprises, jusqu’à preuve du contraire, évoluent dans un cadre où elles doivent respecter les lois des pays où elles sont."

Au lieu d’utiliser son grand pouvoir économique pour influencer le comportement des entreprises, la CDP n’affiche pas de politique claire en matière de responsabilité sociale et d’investissement éthique, comme d’autres institutions se le permettent, comme Calpers. "On représente 20 déposants, poursuit celui qui oeuvre à la CDP depuis 17 ans. Alors, on a la politique suivante: nos déposants et nous avons convenu qu’on allait investir en fonction des indices de marché. À moins qu’on ait des raisons exceptionnelles, on n’exclura jamais de titres. Je ne vous dis pas qu’il ne nous arrive pas de débattre de certaines questions, à savoir si on devrait ou non (investir). Règle générale, on finit par dire: on ne peut pas prendre le risque d’hypothéquer notre mission première, on fera avec le problème, si un problème surgit." Par problème, il entend des critiques au sujet du choix de certains investissements ou la découverte de pratiques douteuses au sein d’une entreprise.

Problème ou pas, le hic, c’est que même lorsqu’une occasion se présente pour changer le comportement répréhensible d’une compagnie, la CDP n’agit pas. Ou si peu. Par exemple, au printemps 2001, la Caisse a voté contre une proposition d’actionnaires, présentée à l’assemblée annuelle de la compagnie Sears, portant sur des conditions de travail conformes aux principes de l’Organisation internationale du travail. La proposition réclamait que la compagnie traite avec des fournisseurs qui respectent les droits des travailleurs. Alors que la proposition a récolté 10 % des voix (et non 2 % ou 5 %, comme de coutume pour des propositions du genre), la Caisse ne s’est pas jointe au mouvement. Ce fut un "contre".

Si Philippe Gabelier n’a pu commenter ce geste de la CDP, il affirme cependant que la Caisse n’a jamais effectué de propositions d’actionnaires à caractère socialement responsable en assemblée annuelle d’aucune compagnie. "Je pense qu’on n’a pas pris la décision de faire de l’activisme, indique-t-il. On réagit de façon non publique. On est la seule institution qui ait, par exemple, des rapports aussi étroits avec les entreprises dans lesquelles on investit."

"La Caisse se doit de respecter des règles éthiques, estime néanmoins Léo-Paul Lauzon, professeur et titulaire de la Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM. La Caisse devrait donner l’exemple en termes d’investissement responsable. Il ne faut pas que ce soit le rendement à tout prix. Je crois que la Caisse devrait réviser sa politique d’investissement." Et les chiffres sur les investissements éthiques sont là pour prouver qu’il est possible de faire ainsi fructifier l’argent de façon appréciable.

L’éthique et le fric
Certes, la Caisse de dépôt et placement dispose déjà d’un code d’éthique et de déontologie strict, surtout au chapitre des conflits d’intérêts et des exigences d’honnêteté. Or, ce code se fait plus discret quant à la responsabilité sociale de la Caisse. "Je ne vois pas pourquoi la Caisse refuserait de se doter d’un code d’éthique concernant l’investissement responsable", affirme Lauzon.

La Caisse devrait-elle donner l’exemple? Devrait-elle, comme organisme d’État et représentant des Québécois, s’investir d’un rôle d’investisseur socialement responsable, à l’aune des "valeurs des Québécois", pour reprendre son expression? Se doter d’outils éthiques afin de guider ses activités, surtout à l’heure où le gouvernement encourage ce genre de comportement dans les entreprises privées?

"On s’intéresse de plus en plus à ce qu’est l’investissement social, explique Philippe Gabelier. On se forge des opinions. Le problème en est souvent un de définition. Car les Hongrois, les Québécois ou les Vietnamiens ont parfois des perceptions différentes. Il faut faire attention aussi pour ne pas avoir une approche colonisatrice dans notre façon d’agir. (…) Vous savez, il y a des choses qui nous paraissent odieuses comme Occidentaux, mais qui sont déjà un progrès dans des pays sous-développés. C’est sûr qu’il y a encore place à beaucoup d’amélioration. Mais entre ne pas travailler et travailler à 10 $ par mois, puis travailler éventuellement à 100, 150 ou 200 parce que le PIB de ce pays-là va augmenter, c’est un work in progress."

Le paradis!
Alors que la lutte contre l’évasion fiscale fait rage ici, la CDP (exempte d’impôt au Canada) admet utiliser des paradis fiscaux pour maximiser ses gains en échappant aux règles fiscales de certains pays, et accommoder des partenaires étrangers qui participent à ses investissements. Comme le rapporte la dernière livraison du magazine Finance, un placement de 44 millions $ US de CDP Capital d’Amérique a récemment été effectué dans Fonds Beacon, une filiale de J.P. Morgan basée aux îles Caïmans, célèbres pour leurs lois fiscales laxistes.

"Effectivement, on effectue nos transactions dans des environnements juridiques ou fiscaux différents, reconnaît Philippe Gabelier. Mais à la Caisse, on ne paie pas d’impôt. L’impôt qu’on ne paye pas, c’est du rendement supplémentaire pour nos déposants, alors il faut protéger cela. Et il y a différentes façons de le faire. Il faut comprendre qu’on n’investit pas dans des paradis fiscaux. On investit dans des sociétés qui, elles, ont une incorporation dans un lieu donné qui a un certain nombre de facilités fiscales." Dans des investissements avec divers partenaires, comme le note Gabelier, la CDP accepte de passer via un paradis fiscal, un environnement fiscal neutre, puisque aucun partenaire "ne veut se faire rattraper dans le détour" en payant taxes et impôts sur ses placements.

"Pour nous, ce n’est pas quelque chose de répréhensible en soi. C’est la façon de faire de la business internationale. (…) Parce qu’il y a des pays où les gains en capitaux sont extrêmement taxés. Alors, si vous allez dans un pays, que vous investissez 300 millions, que vous faites 30 millions de gain en capital sur votre placement, et que vous en laissez les trois quarts en taxes et impôts, eh bien il va vous rester 8 millions. Et 8 millions sur 300 millions, ce n’est pas un gros rendement. Ce n’est pas pour faire du détournement, c’est tout simplement pour optimiser la gestion."

Selon Léo-Paul Lauzon, si l’existence de paradis fiscaux pose souvent problème, il ne faudrait pas exagérer outre mesure les activités de la CDP dans ces paradis. "Les paradis fiscaux, c’est un cancer, c’est ça qui met en péril nos services sociaux, dit-il. Mais les banques, elles, y mettent des dizaines de milliards par an (voir autre texte, page 8)." La valeur des placements de la CDP réalisés dans les paradis fiscaux correspondrait grosso modo à 3 ou 5 % de l’ensemble de ses placements.

Il n’y a rien d’illégal dans ces activités de la CDP, certes, mais la Caisse encourage tout de même la pratique et la survivance des paradis fiscaux… qui permettent à d’autres entités moins bien intentionnées de s’adonner à la fuite de capitaux. Business as usual.

Affaire de marketing
Lors du dépôt du dernier rapport annuel de la CDP, plusieurs commentateurs politiques ont estimé que le vérificateur général devrait avoir plus de pouvoirs afin de savoir comment l’argent des Québécois est géré. Ce à quoi la Caisse rétorque que le vérificateur et son équipe consacrent déjà énormément de temps à cette tâche, qu’ils ont accès à tous les documents, que les analyses par les gestionnaires des entreprises bénéficiaires sont poussées et que, bref, "malgré des aléas conjoncturels, l’argent des Québécois est bien géré", dixit Philippe Gabelier. Si Léo-Paul Lauzon arrive au même constat, il estime qu’une plus grande surveillance des activités des entreprises dans lesquelles la Caisse investit devrait être primordiale.

La CDP serait-elle condamnée aux critiques? "Je pense qu’on n’est pas contre les critiques, affirme Gabelier. On est dans une société où on est très visible, même si on n’est pas connu. C’est ça, le drame de la Caisse." C’est un peu pourquoi, pour la première fois, la CDP a lancé une campagne de publicité. Est-ce nécessaire, même si elle n’offre aucun service direct aux citoyens? "C’est pour arriver à mieux faire connaître la Caisse", explique-t-il.

Tout compte fait, si tous finissent par mieux connaître la CDP, peut-être une volonté de réclamer des choix socialement responsables de sa part naîtra. Après tout, la Caisse, il y a un peu de nous là-dedans…