Société

Loin des yeux, loin de la cour

Jacques Chirac est dans le pétrin. À la veille des prochaines élections, le président de la République française qui sollicite un nouveau mandat est rattrapé par un lourd passé.

On lui reproche d’avoir trempé dans diverses affaires de pot de vin, d’avoir géré des caisses occultes lorsqu’il était maire de Paris et d’autre part d’avoir délibérément retardé la libération d’otages retenus prisonniers au Liban au début des années 90.

Des proches du président auraient travaillé à faire échouer les négociations avec les ravisseurs afin que Chirac puisse recueillir tout le capital politique possible de leur libération juste avant le second tour des présidentielles. (J’y reviendrai.)

Ces affaires intéressent tellement les juges français, et particulièrement, on le comprend, les adversaires politiques avoués du président, que celui-ci se voit maintenant contraint de tenter de faire voter par l’Assemblée nationale une loi spéciale qui le rendrait non imputable durant l’exercice de son mandat afin d’éviter le pire.

Étrange. Deux fois étrange.

Étrange pays d’abord que celui où à la faveur de témoignages recueillis des juges s’attaquent aux plus hautes autorités.

En effet, au delà des différences des deux systèmes judiciaires, pourrait-on imaginer qu’au Canada quelques témoins déposant sous serment soient cités à comparaître dans des affaires de corruption ou de favoritisme et cela à l’initiative même de nos magistrats?

Allons donc. Nos braves juges ont bien autre chose à faire. Et déjà si peu de temps pour se frotter au menu fretin, au droit commun, pourquoi iraient-ils chercher le trouble en s’attaquant à des affaires politiquement dangereuses?

Il y a certainement quelques avantages à ce que la justice demeure ici – apparemment – étanche aux partis pris politiques. Mais comment imaginer qu’un magistrat puisse interpeller des pouvoirs en place alors que déjà les instances suprêmes de la profession préfèrent laisser systématiquement le soin à nos parlements de légiférer plutôt que de se prononcer sur des affaires délicates comme l’avortement, la constitution, l’imputabilité?

Pour palier ce que certains appelleraient une lacune, on a créé ici des mécaniques favorisant l’instauration de commissions d’enquête. Ces machines terriblement lourdes qui ne disposent pourtant que d’un pouvoir de recommandation s’avèrent foncièrement inoffensives. Tout comme ces conseillers en éthique dont les fonctions sont aussi obscures que discutables, comme certains ont cru l’entrevoir dans l’affaire du golf de Grand-Mère.

Reste ces discrètes enquêtes effectuées par des services de police fédéraux. Mais échaudés depuis l’affaire des airbus de Brian Mulroney, ils semblent devoir accumuler des montagnes de preuves avant de déposer quelque accusation que ce soit. Et on est en droit de se demander si les conclusions de ces enquêtes dans le monde de la politique ne passent pas par les officines du pouvoir où elles sont stérilisées avant d’être livrées au public.

Les conséquences d’un système aussi laxiste en matière de corruption, de fraude et de conflit d’intérêts chez nos élus et les contributeurs aux caisses des partis sont flagrantes. Particulièrement lorsque les déséquilibres sont manifestes entre les partis en présence dans nos parlements. Pensons à l’insignifiance des châtiments qui vont de la réprimande à l’amende. À cette version à court terme de l’imputabilité qui s’apparente au jeu de la chaise musicale, puisqu’il suffit de démettre un ministre ou de le déplacer pour que le passé s’efface. Pensons à quelques ministres de la Justice, de la Défense, du Travail qui dans le passé ont évoqué l’ignorance des dossiers de leur prédécesseur pour faire baisser la pression et pensons, bien sûr, à John Gagliano.

N’avançons rien. Que l’ensemble des Canadiens présument que Gagliano est coupable d’un favoritisme outrancier à l’égard des amis du Parti libéral et du frère de Jean Charest ne prouve rien… Mais justement, pourquoi ne pas avoir attendu que l’ex-ministre soit lavé de ces soupçons, comme il le réclame, avant de le nommer ambassadeur. Sa nomination hâtive donne l’impression qu’on l’éloigne délibérément des lieux du crime présumé. Avec la majorité dont il dispose, et le cynisme qu’on lui connaît, Jean chrétien a beau jeu de faire ce qu’il veut des allégations de conflit d’intérêts qui pèsent sur son ami.

Si la vigilance ne peut plus venir d’un parlement divisé, il serait intéressant que les pouvoirs juridiques puissent de leur propre initiative poser des questions aux élus. Sombrerait-on nécessairement dans le parti pris politique chez nos magistrats? Et alors, il serait tout de même préférable à l’actuelle politique du pas vu pas pris et rehausserait le débat en nous révélant probablement quelques étonnantes vérités.