Les lobbies : Les tisserands du couloir
Société

Les lobbies : Les tisserands du couloir

Trop, c’est trop? Les scandales impliquant politiciens et lobbyistes secouent sans cesse le Québec depuis quelques semaines et soulèvent l’indignation. Au-delà des questions d’éthique, le débat sur le lobbying met en évidence une méconnaissance de l’action des groupes d’intérêt dans les coulisses de la scène politique. Lobbyistes: un mal pour un  bien?

Méconnus? Oui et non. Si, la plupart du temps, on ne connaît pas les lobbyistes par leur petit nom, les groupes qu’ils représentent nous sont familiers pour la simple et bonne raison qu’ils passent aussi par les médias pour défendre leurs idées.

Au dire des observateurs, sont des lobbyistes tous ceux qui gravitent autour des ministères pour défendre leurs dossiers à ce détail près que la plupart d’entre eux préfèrent ne pas se présenter sous cette appellation à connotation négative.

Ainsi, dans la vie de tous les jours, les lobbyistes sont plutôt des "responsables des communications", des "consultants en relations publiques", des avocats ou, dans le cas qui préoccupe depuis janvier le gouvernement, des amis du pouvoir. Ce qui est méconnu, c’est ce qu’ils font. D’où les questionnements nombreux quant à la transparence.

Gauche, droite, gauche, droite…
Lobbyiste pour le Conseil du libre-échange pour le bois d’oeuvre (CLÉ-Bois), Carl Grenier pense que les gens comme lui permettent parfois au gouvernement de gagner du temps grâce à leur expertise et à la qualité des analyses et documents qu’ils lui fournissent. Ancien sous-ministre adjoint au ministère québécois de l’Industrie, Carl Grenier a été repêché par les exportateurs de bois d’oeuvre canadien il y a cinq ans. Rejoint dans son hôtel de Washington, il se préparait à une énième rencontre de négociations entre les gouvernements américain et canadien dans le conflit du bois d’oeuvre. Dans les corridors, cette fois. "Lors des réunions, moi et les autres sommes vraiment dans le lobby de l’hôtel. On attend de rencontrer les négociateurs canadiens pour savoir où en sont les discussions et aussi pour faire valoir nos points de vue."

Dans l’imagerie populaire, le lobbying est surtout associé à l’entreprise privée, celle-là même qui bénéficie d’un accès privilégié au pouvoir, mondialisation oblige. On se rappelle comment, lors du Sommet des Amériques, l’accès privilégié de dirigeants d’entreprises à certaines rencontres avait suscité un tollé. À cela, les défenseurs du lobbying plaident que les groupes d’intérêt public sont aussi devenus de plus en plus adroits dans le domaine du lobbying et savent habilement se servir des médias.

Responsable du dossier des changements climatiques à Greenpeace Canada, Steven Guilbault fait du lobbying auprès des gouvernements pour qu’ils ratifient le protocole de Kyoto. Techniquement, son travail diffère peu de celui des lobbyistes qui travaillent pour le privé, admet-il. Mais toute la différence est dans les intérêts, affirme-t-il. "La plus grosse différence entre les ONG et ceux qui travaillent pour le privé, c’est que moi, par exemple, j’ai pas d’intérêt personnel dans la cause que je défends. J’ai pas de bonus si je réussis à faire passer quelque chose. C’est un élément important. L’intérêt des compagnies n’est pas le bien-être public, contrairement à ce qu’elles affirment." Autre facteur, les moyens. "Moi, je suis tout seul pour Greenpeace Canada à travailler sur le dossier alors que de l’autre bord, ils ont des dizaines de personnes à temps plein. Mon avantage par contre, c’est que l’opinion publique a tendance à nous faire plus confiance qu’au secteur privé."

De l’aveu de tous, au cours des dernières années, la pratique du lobbying a gagné en importance et s’est beaucoup diversifiée. "Au départ, c’était des réseaux de contacts, maintenant, on a affaire à des spécialistes en communications et en relations publiques qui sont capables de monter des dossiers solides, affirme une professeure en administration, Nicole Lacasse, l’initiatrice d’un colloque sur le lobbying d’affaires qui s’est tenu le 13 mars dernier.

Comme d’autres, elle fait valoir que le lobbying en soi n’a rien de malhonnête, mais comme les professionnels du milieu, elle estime que le temps est venu de baliser cette pratique sur le plan légal. Il aura fallu quand même un scandale pour permettre à l’idée de devenir réalité. Si aujourd’hui le gouvernement se vante d’avoir établi les meilleures règles au monde en matière de lobbying, encore tout récemment, on était loin de considérer la chose comme une priorité.

Amorcée en 1997, la commission parlementaire qui s’était penchée sur la question avait finalement accouché d’une souris en 2000. À l’époque, péquistes et libéraux s’étaient mis d’accord sur les bienfaits du statu quo. "Le lobbying est en soi une participation à la vie politique. Cette activité est extrêmement difficile à circonscrire et c’est pourquoi un encadrement rigide serait difficilement applicable. De plus, rien ne nous a permis de conclure que cette activité, souvent occultée, comporte des risques pour nos institutions. Le comité de réflexion ne voulait en aucun cas restreindre la participation des citoyens et l’égalité d’accès", avait alors déclaré le porte-parole libéral du dossier, Cosmo Maciocia.

Un problème de légitimité
Jusqu’à il y a quelques semaines, le politologue Raymond Hudon était l’un des rares universitaires à s’intéresser directement au thème des groupes d’intérêt. Depuis la saga Gilles Baril, il passe la semaine à répéter son cours dans tous les médias de la province. "Les pratiques de représentation de la société civile auprès du gouvernement évoluent rapidement. Ces groupes de citoyens jouent un rôle de relais qui était plus ou moins réservé aux partis politiques jusqu’à une époque récente. Et là, on parle de crise des partis et les parlementaires se plaignent de ne plus être dans le coup. (…) De plus en plus, les groupes passent à côté des partis et vont directement au pouvoir, et c’est ça qui frustre tant les politiciens."

On ne compte plus d’ailleurs les sorties publiques de l’ancien président de l’Assemblée nationale, Jean-Pierre Charbonneau, à ce sujet. Récemment passé du côté de l’exécutif, le nouveau ministre n’a rien perdu de sa verve. "Jamais on ne devrait accepter que ce soient les lobbies qui décident dans la société, d’où ce questionnement: est-ce qu’on estime avoir encore besoin du Parlement? Est-ce qu’on peut vraiment se contenter d’avoir un chef et un exécutif qui se contentent de gouverner en fonction des sondages, des lobbies et des sommets?"

Un représentant du jeune Parti vert du Québec va encore plus loin. Selon Daniel Breton, le lobbying est devenu le passage obligé en politique. "À cause de la manière dont le système est conçu, c’est comme si on était obligés de se transformer en lobby ou d’en reproduire les pratiques. On arrive à peine sur la scène politique qu’on nous dit de développer des "relations privilégiées avec les médias"." Son parti a beau être accrédité depuis deux mois à peine, Breton est convaincu qu’il aurait eu la tâche 100 fois plus facile si ses quelque 300 membres et lui s’étaient plutôt constitués en lobby. D’abord, il aurait plus de soutien de la gauche. "On a appelé la Fédération des femmes du Québec et puis la CSN pour leur demander de l’aide puis des conseils, et là ils nous disent que s’ils nous rencontrent, ils veulent pas se positionner de façon partisane. C’est rendu qu’ils ont tellement peur de perdre leurs subventions (…) C’est comme s’il n’y avait pas de prise de position politique possible qui déborde les intérêts particuliers."

Le lobby qui lutte contre les lobbies
Depuis plus de 30 ans, l’organisation Common Cause se bat contre le pouvoir des lobbies financiers aux États-Unis. Elle vient de remporter une importante victoire avec le vote au Congrès d’un projet de loi sur le financement des partis politiques.

Baptisé du nom des sénateurs et représentants qui l’ont défendue avec succès au Congrès, la loi McCain-Feingold-Shays-Meehan vise à interdire les contributions directes aux partis politiques ("soft money"), de l’argent qui "est vraiment ce qui donne aux lobbyistes de l’influence et c’est le plus grand danger", comme le note Matt Keller de Common Cause.

Fait intéressant, le débat sur le lobbying aux États-Unis est à l’opposé de celui que nous avons ici. En fait, de l’autre côté de la frontière, le phénomène est bien connu et régi par un certain nombre de lois obligeant les lobbyistes à s’enregistrer et à faire état de leurs activités. Par contre, à la différence du Québec, qui contrôle sévèrement le financement des partis politiques, les groupes d’intérêt américains dépensent chaque année des millions de dollars en dons aux candidats et aux partis politiques pour qu’ils votent du bon bord une fois au Congrès. Et c’est sans compter les honoraires exorbitants des lobbyistes qu’ils payent pour s’assurer d’avoir les retours d’ascenseurs voulus, une fois l’élection passée.

À part le McCain-Feingold-Shays-Meehan Bill, plusieurs dossiers occupent Common Cause pour nettoyer le domaine politique. "Nous avons fait du lobbying et travaillé à la rédaction d’une loi qui va interdire aux lobbyistes de donner des cadeaux de plus de 50 $ aux représentants du Congrès."

Pour lui, le lobbying en soi ne porte pas atteinte à la démocratie. "Non, c’est le système qui est en dessous qui est corrompu. Étant donné la façon dont sont financées les campagnes dans ce pays, la culture politique est extrêmement corrompue. (…) Je pense qu’il y a un problème éthique si un lobbyiste use de la moindre faille pour obtenir ce qu’il veut."

Keller reconnaît d’ailleurs le rapport de force démesuré que détient les lobbies issus des entreprises privée (industrie pharmaceutique, de l’armement, etc.) par rapport aux groupes de citoyens. "C’est important que les lobbyistes prennent conscience du pouvoir qu’ils ont et que d’autres n’ont pas. Ce n’est peut-être pas illégal mais ce n’est certainement pas éthique. Vous savez que si vous emmenez des gens jouer au golf à Hawaï pour parler de vos dossiers, vous avez une énorme influence sur des décisions qui affectent tout le monde, à la grandeur de la planète. Quand les États-Unis développent une nouvelle politique énergétique, ça a un effet sur tout le monde. Le fait de profiter de la moindre brèche et de prendre avantage du pouvoir que vous avez au détriment du bien public, ce n’est pas éthique."