![Le mythe Céline : Ainsi va la machine](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/10/12267_1;1920x768.jpg)
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Le mythe Céline : Ainsi va la machine
Un premier enfant, un nouvel album, une poursuite contre René Angélil. Et quoi encore? Alors que Céline Dion défraie la chronique avec A New Day Has Come, le politicologue et auteur Christian Dufour analyse ce mythe québécois… aussi excellent qu’indécent.
Christian Dufour
Les paris sont ouverts: 28, 29 ou 30? Combien au juste y a-t-il de photographies de René-Charles Angélil – il y en a de très petites! – dans l’encart au milieu de la pochette du dernier disque de Céline Dion? Par ailleurs, qui n’a pas remarqué les innombrables références de la chanteuse à son divin enfant dans ses entrevues pour promouvoir un CD dont elle parle nettement moins que de son fils adoré?
C’est incontestable si l’on est de bonne foi: Céline Dion est une artiste achevée, sans doute la plus grande chanteuse de notre époque. C’est aussi une superstar planétaire, avec l’énorme pouvoir de la renommée et de l’argent que cela implique. Mais il y a d’autres artistes de qualité dans le monde, d’autres grandes chanteuses et d’autres superstars. Ce qui est proprement unique dans le cas de Céline Dion, c’est autre chose, directement rattaché à l’identité québécoise qui est la sienne. Ce qui en fait un phénomène à part, c’est cet incroyable consentement de sa part à la disparition de la frontière entre la sphère privée et la sphère publique, entre le familial, le personnel et l’intime, et leur équivalent professionnel, formel ou officiel.
"Je ne veux rien cacher à mon public qui me suit depuis que je suis toute petite." Stupéfiante déclaration, répétée à l’envi, qui explique pour une part la fascination universelle que Céline Dion suscite, de même que les problèmes auxquels le couple Dion-Angélil est confronté ces temps-ci. Certains évoqueront la sulfureuse période exhibitionniste de Madonna – son compagnon de l’époque, Warren Beatty, fulminant dans Truth or Dare: "Tu es incapable de vivre sans une caméra qui te filme!" Mais Madonna s’était davantage fabriquée elle-même et elle n’avait jamais prétendu tout dire. En fait, le seul phénomène pouvant véritablement se comparer à ce systématique étalage de vie et des sentiments privés sur la place publique, ce sont les reality shows télévisés des dernières années. En ce sens, Céline Dion est éminemment actuelle, postmoderne, diraient les philosophes. Il fallait récemment la voir commenter elle-même à la télévision les grands moments de son spectacle au Stade de France, dont elle nous faisait défiler l’enregistrement, commande du magnétoscope à la main…
On le sait: toute entrevue avec Céline Dion est chaleureuse, mais elle est surtout marquée par une grande familiarité, presque à la limite de l’indécence. On sent un manque, un grand besoin de se faire aimer. Céline prend l’interviewer par le bras ou par la main; le téléspectateur, lui, est pris au coeur par cette manifestation de vulnérabilité, cette authenticité populaire. Quoi que l’on puisse par ailleurs en penser, on aime Céline Dion pour ce côté vrai-là, pratiquement toujours absent chez les autres grands de ce monde. Quelque part, dans ses entrevues, Céline Dion est, sur le plan émotif, plus nue que ne l’était Madonna au début des années 90, quand elle crânait en costume d’Ève dans les rues de Miami. Mais paradoxalement, comme dans les reality shows, il se dégage aussi des entrevues de Céline Dion quelque chose de faux et de mièvre. À l’instar de cette petite maison d’un étage, avec ses trois chambres à coucher, que la chanteuse veut se faire construire, supposément "pour mener une vie ordinaire", au coeur de la capitale mondiale du clinquant et du toc.
Las Vegas: le royaume de René Angélil. Le jeu. L’envers du soleil. L’incontournable autre versant du mythe. Céline Dion le sait, qui défend cette passion du gambling dont elle a profité quand son futur mari hypothéqua sa maison pour financer les premiers albums de la petite fille maigre, au physique ingrat, de Charlemagne. Il est révélateur que toutes les failles dans la belle image du couple soient apparues à Las Vegas au Caesar’s Palace, à partir de leur remariage de carnaval qui mettra fin à une période de grâce où Céline avait réussi l’impossible: faire l’unanimité chez tous les Québécois pendant deux ou trois ans. C’est aussi au Caesar’s Palace que René Angélil essuiera plus tard de grosses pertes au jeu, entachant sa réputation de parfait businessman. Et c’est dans ce même hôtel-casino qu’il aurait rencontré l’Américaine d’origine coréenne qui l’accuse maintenant d’agression sexuelle.
La capacité à imposer au public sa vie privée, même dans ce qu’elle a de banal et de foncièrement inintéressant, est clairement une manifestation de pouvoir: on pense aux monarques d’autrefois qui n’avaient qu’une vie publique, à Louis XIV recevant les visiteurs à Versailles sur sa chaise percée. Mais chez Céline Dion et René Angélil, l’absence de territoire privé est clairement devenue vulnérabilité et faiblesse. Le couple se retrouve prisonnier du regard, du jugement, voire de la folie des autres. En cela, il incarne une époque qui est en train d’oublier qu’il ne saurait y avoir de liberté sans sphère privée, sans un territoire où chacun fait souverainement ce qu’il veut. Si Céline Dion et René Angélil n’avaient pas clamé leur amour en détail à tout l’univers, ils ne seraient pas devenus des cibles potentiellement rentables pour tous les maîtres chanteurs de la planète et de Las Vegas. De même, en exposant à ce point leur fils, ils ne semblent pas réaliser qu’ils jouent un jeu dangereux, en faisant de lui possiblement une cible.
Il serait difficile de trop insister sur le fait qu’à travers les méandres de sa carrière planétaire, Céline Dion est restée admirablement fidèle au Québec. Encore récemment, la chanteuse confiait à Larry King sur CNN que c’est aussi à titre de Québécoise qu’elle avait chanté son grandiose God Bless America après le 11 septembre. Pas de doute: la légendaire familiarité publique de la chanteuse, son grand besoin de se faire aimer viennent d’ici, de cette partie de l’univers où l’on tutoie tout le monde, où l’on se "sérénade" les uns les autres à grands coups de "C’est à ton tour de te faire parler d’amour", de cette étrange contrée où un sérieux ministre démissionnaire peut faire référence, sans rire, à l’amour que lui porte le premier ministre.
Création québécoise achevée, il n’est pas étonnant que Céline Dion soit pour nous un miroir, mélange de stimulante excellence et de déprimante complaisance. À présent que les succès de Québécois à l’étranger se multiplient, le sien n’a plus la même importance identitaire qu’ont eue – de façon nette et positive – ses triomphes d’antan. La poursuite de la prééminence mondiale de la superstar québécoise, avec les nouveaux aspects privés et publics qui en résultent pour son personnage, amène les Québécois qui la suivent à se regarder davantage eux-mêmes, pour le meilleur et pour le pire. Sur le plan identitaire, c’est peut-être le dernier cadeau de Céline à un peuple qui a parfois de la difficulté à se voir comme il est.
Pour le reste, sa sensibilité étant pour une part la nôtre, on est content de la voir parader au sommet d’un univers trop souvent cruel et glacial, dont Céline Dion réussit à nous distraire par sa douce folie et son incroyable vitalité. On espère la garder encore longtemps!