![Interdit de manifester : Criminalisation de la dissidence](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/10/12374_1;1920x768.jpg)
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Interdit de manifester : Criminalisation de la dissidence
Manifester est devenu un sport dangereux. Car, au nom de la prévention, les forces policières arrêtent des manifestants comme jamais auparavant. La dissidence est en voie de criminalisation, si bien que des groupes plus traditionnels et non violents craignent cette nouvelle pratique policière. Et le droit de manifester dans tout ça?
Georges Boulanger
"Eduardo" ne veut pas que j’utilise son vrai nom. Il ne veut pas me parler au téléphone non plus parce qu’"il est peut-être sur écoute". Cet homme d’une quarantaine d’années, qui se décrit comme un militant anarchiste et qui travaille ironiquement pour un service parapublic du gouvernement fédéral, craint que ce qu’il a à me raconter puisse lui coûter sa liberté et son emploi. C’est donc dans un café de la rue Sainte-Catherine qu’il me raconte que, le 15 mars dernier, il a été arrêté pour avoir participé à une manifestation contre la violence policière.
Et après? À peu près tout ce que Montréal compte de squeegees, de marginaux, de punks et d’autres allergiques aux cravates ont été arrêtés lors de cette manifestation du Collectif opposé à la brutalité policière (COBP). Des vitres ont été fracassées au Q.G. de la police, rue Saint-Urbain, et deux voitures de police, vandalisées. Quelque 371 personnes ont été coffrées pour attroupement illégal. Il y a eu des conférences de presse le lendemain, tant par la police que par le COBP. Il n’y a rien de secret là-dedans!
Edouardo est parano parce qu’il craint que quelqu’un utilise son témoignage contre lui dans l’un des trois procès pour attroupement illégal qu’il doit subir cette année. Cette accusation est devenue une façon de mettre les bâtons dans les roues des militants et, au nom d’une minorité de vandales, la police est en train de retirer le droit de manifester à des centaines de personnes, dit-il.
Pour me prouver que son droit de manifester est en danger, il m’énumère sa liste des conditions de libération qui devient plus longue après chaque arrestation: interdiction de manifester masqué, interdiction de manifester avec un sac, interdiction de participer à une manifestation paisible et légale qui "devient non paisible et illégale" à moins de quitter dans les meilleurs délais, puis interdiction de manifester tout court. "On m’a collé l’étiquette de récidiviste, même si j’ai payé toutes mes dettes depuis SalAMI. Une fois que tu es pris dans l’engrenage, tu n’en sors plus."
Francis Dupuis-Déri, chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, et le Yvon Pedneault occasionnel du mouvement antimondialisation depuis que RDI a retenu ses services comme analyste lors du Sommet de Québec, accuse les services de police de jouer la trappe depuis que le mouvement antimondialisation a le vent dans les voiles et que tous les grands sommets politiques et commerciaux sont systématiquement accompagnés de manifestations monstres. "Le commandant André Durocher a déclaré que l’opération du 15 mars était une action préventive, affirme-t-il. C’est absurde! Vous pouvez aller au défilé de la Fierté gaie, arrêter tout le monde, et vous êtes certain d’en attraper quelques-uns avec un couteau ou du pot dans les poches!"
Arrestations politiques?
Dans un texte publié dans divers quotidiens, Francis Dupuis-Déri fait un bilan qu’il dit non exhaustif de 1360 arrestations "politiques" lors de manifestations au Québec depuis 1999. Autant de personnes qui se retrouvent dans le meilleur des cas avec une série de conditions qui limitent leur droit de manifester, ou dans le pire des cas, avec un casier judiciaire. "Il y a des jeunes là-dedans qui, dans cinq ans, vont vouloir aller aux États-Unis pour les affaires ou la famille. Leur carrière peut être limitée à cause de ça."
Dupuis-Déri soupçonne les policiers d’utiliser les arrestations massives et les accusations d’attroupement illégal pour récolter des renseignements sur les mouvements militants. "Ce n’est pas tout le monde qui se retrouve avec un casier judiciaire. Mais les noms sont fichés et échangés avec d’autres services de police."
"Nous n’avons pas de preuves qu’ils font ça, prévient Me Julius Grey, avocat et habitué des causes traitant des libertés individuelles. Ce qu’on sait, c’est qu’il y a de moins en moins de patience pour la dissidence à travers le monde."
Me Grey a lui aussi remarqué que le nombre d’arrestations effectuées par la police est à la hausse. Il croit également que les conditions imposées par les juges, qui limitent le droit de manifester, sont hautement contestables. "On ne peut pas interdire à quelqu’un de participer à une manifestation. La manifestation fait partie des institutions démocratiques essentielles. Ce n’est pas tout le monde qui a accès aux pages éditoriales des journaux. Le droit de prendre la rue est essentiel." La jurisprudence, notamment le jugement Greenberg, tend à défendre le droit de manifester, explique-t-il. "Quelqu’un devra probablement porter la question en cour d’appel ou à la Cour suprême."
"Il y a eu autant d’arrestations, parce qu’il y avait autant de personnes dans l’attroupement illégal", réplique placidement le commandant André Durocher du SPVM au sujet des arrestations du 15 mars. Le policier rappelle qu’il y a eu du vandalisme et il explique que la décision d’arrêter tout le monde a été prise pour éviter de provoquer une émeute en n’effectuant que quelques arrestations. "On leur a donné un avis. Les gens qui disent qu’ils ne l’ont pas entendu font de l’enfantillage. À moins de ne pas vouloir entendre, ils savaient qu’il fallait partir."
À première vue, la liste des arrestations dressée par Francis Dupuis-Déri donne l’impression que la police ratisse large: "66 étudiants arrêtés devant l’UQAM alors qu’ils dénonçaient une entente entre leur université et Coca-Cola en automne 1999; sept membres du collectif féministe Les Sorcières arrêtées après l’occupation d’une église le 7 mars 1999; 112 arrestations lors d’une manifestation du COBP le 15 mars 2000; 157 arrestations lors d’une marche à Westmount célébrant la fête des Travailleurs le 1er mai 2000; 46 arrestations lors de manifestations contre le G20 les 24 et 25 octobre 2000; 463 arrestations au Sommet de Québec en avril 2001; 43 arrestations liées aux squats et aux manifestations de solidarité avec les squatteurs durant l’été 2001; 82 arrestations lors d’une manifestation pro-palestinienne le 29 septembre 2001…"
Sauf que, vérification faite, les personnes arrêtées lors de ces manifestations répondent à ce que le commandant Durocher appelle le "profil type" des "manifestants professionnels". Des militants de groupes comme la CLAC (Convergence des luttes anticapitalistes) ou le COBP, qui ont en commun de ne pas vouloir se dissocier des manifestants qui utilisent la violence ou le vandalisme au nom de la "diversité des tactiques".
Manif sous surveillance
L’organisateur de la manifestation pro-palestinienne du 29 septembre qui s’est terminée avec 82 arrestations, Ahmed Abu Safia du groupe Solidarity for Palestinian Human Rights, insiste sur le fait qu’aucun participant de sa manifestation n’a été arrêté. Ce serait d’autres individus, des trouble-fêtes, qui auraient causé problème. "Il y avait une manifestation anti-FMI au square Phillips en même temps que la nôtre et ils ont décidé de se joindre à nous." Ahmed est encore en colère quand il parle de la suite des événements. "À la fin de la manifestation, des ados sont restés devant le consulat américain et ont commencé à casser des vitres. Notre service de sécurité a tenté de les arrêter, de les contrôler, mais il n’y avait rien à faire, ils cassaient des vitres et faisaient toutes sortes de conneries. Évidemment, les médias ont tout de suite blâmé les Palestiniens." Bref, même des manifestations de groupes non violents sont rendues difficiles par les temps qui courent…
"Jusqu’à maintenant, je ne peux pas dire que ça touche des groupes comme nous", explique pour sa part François Saillant du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), un habitué des manifestations. Il admet tout de même que le phénomène l’inquiète, alors que son groupe prépare une série d’occupations de terrains et de bureaux pour le mois de mai. Les manifestants auront droit à quel traitement de la part des policiers? "Nous avons une action plus corsée qui s’en vient et on verra à ce moment-là si la ligne dure s’appliquera à nous aussi."
Eduardo, lui, a l’intention de reprendre la pancarte, interdiction de manifester ou pas. "C’est certain que ça fait peur, mais ça peut avoir l’effet contraire. Il y a des gens qui vont le prendre comme un défi."