![Michael Moore : La revanche du col bleu](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/10/12358_1;1920x768.jpg)
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Michael Moore : La revanche du col bleu
Le satiriste américain de gauche MICHAEL MOORE, réalisateur caustique de l’acclamé Roger & Me, revient à la charge. Cette fois, ce drôle de polémiste lance deux pavés mordants: un livre pamphlétaire anti-Bush, Stupid White Men, et un documentaire contre le lobby des armes prévu pour l’automne, Bowling for Columbine. Entrevue avec un maître de la critique par l’absurde.
Tommy Chouinard
Le plus récent livre de l’irrévérencieux auteur-animateur-cinéaste Michael Moore est enveloppé d’une aura de subversion, gracieuseté d’une saga à l’américaine qui a duré presque six mois. Stupid White Men… and Other Sorry Excuses for the State of the Nation, un pamphlet jouissif, a failli mourir au feuilleton. Le couperet de la censure l’a menacé, presque tué.
Le premier acte de ce soap opera se déroule en septembre dernier. Alors que le livre se retrouve sous presse, deux désormais célèbres avions percutent les tours jumelles du World Trade Center. C’est à ce moment que les problèmes commencent pour Moore: la publication du livre est aussitôt suspendue par Harper Collins. Normal, estime alors l’éditeur, puisqu’il s’agit d’une critique virulente du président George W. Bush, surnommé l’Idiot-en-chef et décrit comme un "analphabète fonctionnel peu cultivé" qui a carrément volé la présidence, un "criminel" qui a été arrêté à trois reprises et un "alcoolique invétéré". "J’ai peur que vous soyez une menace à la sécurité nationale!" lance directement l’homme de gauche américain à Bush dans son réquisitoire. Au lendemain d’un horrible attentat, à l’heure où la nation américaine se trouve dans une orgie de patriotisme et en pleine mobilisation populaire, une invective anti-Bush est très malvenue…
Harper Collins tente alors de forcer Moore à modifier certains passages de son livre égratignant Bush. Tente, car l’auteur politiquement incorrect résiste: sur son site éponyme (www.michaelmoore.com: à voir), il s’en prend à son propre éditeur. "Je me faisais dire que le climat politique avait changé aux États-Unis et que mes attaques contre Bush n’allaient pas être bien vues. À ce moment, j’étais vraiment découragé, parce que tout portait à croire que le livre ne sortirait pas. Mais j’ai quand même refusé de changer quoi que ce soit", affirme aujourd’hui le dissident en entrevue, téléphone portable collé à l’oreille (interférences inclues), en route vers un aéroport de New York (donc très occupé, le monsieur, par ses activités professionnelles!).
Le holà de Moore est vite appuyé par un concert de hauts cris de plusieurs libraires américains. Ces derniers lancent en décembre une vaste campagne de solidarité à travers les États-Unis pour faire pression sur Harper Collins. Si bien que l’influente American Library Association emboîte le pas et soutient Moore.
Harper Collins n’a alors d’autre choix que de céder: le livre sort finalement en mars (et non le 2 octobre, comme il était prévu à l’origine), sans un seul passage modifié, sans la moindre diatribe contre Bush éliminée. C’est ainsi qu’après des mois de "sortira-sortira pas", et malgré les doutes de son éditeur, Stupid White Men est catapulté parmi les best-sellers du New York Times, menace de censure aidant, une situation incongrue qui consacre un livre en un rien de temps. "Je pense que l’éditeur a eu tout faux, indique le lanceur de pavés acerbes. Il me disait que le livre n’allait pas du tout être apprécié des Américains, qu’il n’allait pas se vendre. Je pense que le succès de mon livre prouve le contraire."
Comme si ce n’était pas assez, son prochain film, troisième documentaire de sa filmographie, sortira cet automne après avoir connu des difficultés semblables. Bowling for Columbine, une critique sévère du lobby des armes, est en fait un film… canadien! "Vous ne pensiez tout de même pas que j’allais obtenir un financement aux États-Unis avec un sujet pareil!" s’exclame-t-il. La National Rifle Association, groupe pro-armes puissant et influent, a en effet tous les moyens, financiers comme politiques, pour lui mettre des bâtons dans les roues. Moore le savait trop bien, surtout après avoir essuyé refus après refus dans sa recherche de financement.
La boîte de production Salter Street Films, sise à Halifax, a été emballée par le projet, à tel point qu’elle a accepté d’investir dans le documentaire. Le titre du film est dérivé d’un fait divers: Dylan Klebold et Eric Harris, les deux adolescents qui ont tué 13 personnes avant de retourner leur arme contre eux au Columbine High School en 1999, avaient l’habitude de fêter leurs "bons coups" en jouant aux quilles. Bowling for Columbine représente une critique en règle (et en humour) de l’industrie de l’armement, de l’usage des armes et du droit constitutionnel pour tout citoyen américain de les porter. Michael Moore se dit d’ailleurs en faveur d’un meilleur contrôle des armes à feu aux États-Unis, à l’image du Canada, "un pays où l’on ne s’entretue pas pour autant". Dans le film, Moore suit le parcours de trois jeunes survivants du massacre de Columbine, notamment lorsqu’ils se procurent sans aucun problème des munitions dans divers magasins de la chaîne K-Mart… "Ce film est mon point de vue de la culture américaine de la violence, du climat de peur et de l’omniprésence des armes", souligne celui qui rappelle dans son dernier livre que les États-Unis sont les champions des morts par arme à feu.
En constatant à quel point Stupid White Men et Bowling for Columbine dérangent la conscience américaine comme du poil à gratter, inutile de douter de la nature foncièrement corrosive de Michael Moore. Plus simplement, Mike McCurry, porte-parole de la Maison-Blanche, a déjà dit de lui qu’il était "une personne dangereuse"… Si le fait de démontrer par l’absurde que le système politique et économique déraille est devenu dangereux, alors, oui, Moore est un fou, un malade, un danger public qui se moque de l’ordre établi comme de la dernière tendance vantant le retour du patchouli. Un phénomène réjouissant, quoi.
L’emmerdeur
Avec sa casquette de base-ball vissée sur la tête, ses cheveux en bataille, sa barbe mal rasée, ses grosses lunettes classées out par les trendsetters, ses rondeurs affables et sa bouille de bon bougre, Moore a davantage l’air d’un couch potato que de l’activiste politico-populiste qu’il représente. Un tête d’emmerdeur, doivent résumer ses victimes.
Fils d’une secrétaire et d’un travailleur à une usine General Motors de Flint (Michigan), neveu du fondateur du Syndicat des travailleurs de l’automobile (UAW), Michael Moore était prédestiné à devenir col bleu. Et pourtant. À 18 ans, il se fait élire au conseil général de son collège, où il devient le pourfendeur des injustices contre les étudiants à l’époque des balbutiements de l’invasion du secteur privé dans les établissements scolaires. Puis, à 22 ans, il fonde Flint Voice (plus tard rebaptisé Michigan Voice), un journal alternatif qu’il dirige pendant presque 10 ans, avant de passer à un magazine de gauche bien connu, Mother Jones.
En 1989, en vendant tous ses biens personnels, Moore parvient à réaliser le film qui le consacre, Roger & Me, dans lequel il montre sa chasse à Roger Smith, président de General Motors, jugé responsable de la dévastation de sa ville natale à la suite de la fermeture des usines du manufacturier automobile (30 000 emplois supprimés dans une ville de 150 000 habitants!). Puis, galvanisé par son premier succès, Moore lance successivement une suite (Pets or Meat), une émission acclamée (TV Nation), une fiction moins bien reçue (Canadian Bacon, où le président américain déclare la guerre au Canada pour détourner l’opinion publique de la crise économique), un documentaire qui le relance (The Big One, sur la tiers-mondisation de l’Amérique et les pratiques douteuses de certaines multinationales), un best-seller désinvolte (Downsize This, sur les techniques de licenciement des grandes compagnies et les excès du patronat) et une autre émission de télé fort appréciée (The Awful Truth). Bref, une grande gueule infatigable, producteur de brûlots en série.
Le jeu politique
Michael Moore jubile à la seule idée de publier un livre chez un conglomérat appartenant au magnat Rupert Murdoch: utiliser leurs ressources pour les dénoncer, c’est son truc. Et dans Stupid White Men, il a le culot d’en remettre: il s’en prend à la bêtise humaine érigée en système. Sans l’humour, ce seraient d’ailleurs 250 pages menant tout droit à la dépression (Prozac non inclus), au constat de vivre au beau milieu du berceau de la magouille. Les "stupid white men" de son livre, ce sont les hommes blancs responsables des maux de la planète (esclavage, holocauste, génocide des Amérindiens), comme actuellement Bush et les chefs d’entreprise du top 500 de Fortune, respectivement à l’origine de la relance de la guerre des étoiles et de licenciements en masse…
La première victime à entrer dans son collimateur est le président républicain, ce "squatteur du bureau ovale", ce "leader d’un pays quasi libre", ce "chef de la junte gouvernementale". Pour se justifier, Moore relate les événements liés à la dernière élection américaine et détaille comment le recomptage en Floride a été truqué (élimination arbitraire de citoyens des listes électorales, surtout celles des minorités ethniques, qui votent majoritairement démocrate). "Je demande l’aide de l’ONU pour vérifier la validité de cette élection", en vient-il à écrire. Lors du dernier scrutin, alors qu’il appuyait le candidat Ralph Nader, Moore a même inscrit 21 ficus aux élections dans des États où il y avait peu de compétition. Le but? Dénoncer une vie électorale branchée sur un respirateur artificiel et la faible participation du public. "Les États-Unis n’ont pas de leçons à donner côté démocratie", écrit l’auteur, qui a été par ailleurs le premier à émettre un discours critique au sujet des attentats du 11 septembre (il a souligné l’alliance entre la CIA et Oussama ben Laden lors de la guerre Afghanistan – Union soviétique).
"Nous sommes le pays que tout le monde aime détester, conclut-il. Qui peut les blâmer?" Il remercie (sic) Bush d’alimenter ce sentiment (il se fout du protocole de Kyoto) et souligne le fait que les États-Unis se classent bons premiers (re-sic) dans les dépenses militaires, les émissions de gaz toxiques, le nombre de traités internationaux pour les droits humains non signés par un gouvernement démocratique et le nombre d’exécutions (plus de 700 depuis 1976).
Ironiquement, alors que Bush est plus populaire que jamais dans les sondages, son livre anti-W connaît le succès… "Ce n’est pas que les Américains aiment Bush. C’est que le pays a été attaqué et que les humains ont tendance à se rallier derrière leur chef quand ils se sentent menacés. De plus, les sondages sur la satisfaction et l’appui à Bush sont passés de 90 % à 60 %, et ils continuent de descendre depuis le 11 septembre."
De toute façon, le système politique américain se trouve sur le bord d’un gouffre. Pour lui, démocrates et républicains, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. "Des millions de personnes ici en ont assez et veulent un véritable choix. C’est pourquoi un professionnel de la lutte a été élu comme gouverneur du Minnesota. C’est pourquoi un représentant et un sénateur du Vermont sont des indépendants."
Personnage coloré de la gauche américaine, Moore a souvent conseillé à celle-ci d’être moins dogmatique afin de faire émerger ce choix alternatif. "Je crois que la majorité des Américains sont plus à gauche et plus progressistes que ce qu’on dit, affirme-t-il. Si vous regardez les sondages avant l’arrivée de Bush, 58 % étaient pro-labour, 63 % pro-choix, 85 % pro-environnement, 80 % appuyaient l’octroi de plus de droits aux femmes. Libéraux sur bien des sujets, ils n’aiment juste pas les leaders libéraux actuels qui n’ont pas le courage de leurs convictions."
Moore ne s’en cache pas: il jalouse les Canadiens pour leur système politique. "Si les États-Unis faisaient comme le Canada, tout irait mieux. Nous avons besoin d’élections comme au Canada: de courtes campagnes, quatre ou cinq partis majeurs, un bon spectre de choix et des restrictions dans le financement des partis." Si seulement il savait…
USA inc.
Dans son plus récent pavé, fourre-tout aussi pertinent qu’impertinent, Michael Moore ne manque pas non plus d’éclabousser sa cible préférée: la "Corporate America". L’auteur utilise même les propres outils des multinationales pour les dénoncer: les statistiques. "Au cours des dernières décennies, écrit-il, il y a eu une baisse de 26 % des montants de taxes payés par les entreprises, alors que l’Américain moyen a vu une hausse de 13 %." Bref, les compagnies n’ont jamais été aussi riches, mais les citoyens n’en profitent pas. L’auteur effronté dénonce les pratiques douteuses de certaines grandes compagnies, comme les tractations politiques d’Enron, dont il traitait avant même l’éclatement du récent scandale financier, drame qui lui donne d’ailleurs raison.
Pour ses attaques à répétition, Moore a reçu 23 poursuites (23 victoires en cour à son actif) de compagnies qui ont été gênées par ses écrits ou ses reportages, notamment Nike qui a essayé de contrecarrer la diffusion de la deuxième saison de son émission The Awful Truth.
Le dissident Moore sert des leçons, geste facile certes, mais tout en donnant l’exemple: pour chacune de ses productions, l’auteur et documentariste remet la moitié ou le tiers de ses profits à des groupes sociaux qui viennent en aide aux plus démunis, tout comme aux jeunes cinéastes indépendants. Ses gestes rejoignent ses discours.
Et quels discours! "Est-ce que vous sentez comme moi que l’on vit dans un pays d’idiots?" se demande-t-il. L’état lamentable et le maigre financement des écoles, composées de professeurs sans moyens et envahies par le secteur privé, l’amènent à faire un constat peu reluisant de la société. Par exemple, seulement 40 % d’un échantillon représentatif des étudiants universitaires de Yale, Harvard et Stanford savaient la date du début de la guerre de Sécession (choix de réponses inclus). Ils ont passé l’examen de connaissances générales avec une note de 53 %. Pas de quoi s’inquiéter car, après tout, 99 % d’entre eux savaient qui étaient Beavis et Butt-Head… Pour Moore, il faut rééduquer l’Amérique. Pas facile pour un Américain de se faire dire ce genre de choses… Pourtant, c’est vendeur.
Aux armes, citoyens!
Atout incontestable qui manque cruellement à l’humour québécois, Michael Moore maîtrise l’art du rire pour décrier les inégalités, comme le fossé entre les Noirs et les Blancs aux États-Unis par exemple (technique qui a inspiré Jean-René Dufort pour son émission Infoman). Néanmoins, ses détracteurs lui reprochent de verser trop souvent dans la satire clownesque, la caricature à gros traits. "Les Américains ne comprennent pas l’humour et comment il peut être puissant, se défend-il. C’est le meilleur moyen de faire valoir tes opinions. C’est un véhicule incroyable, une arme redoutable."
Tellement redoutable, en fait, que Moore a toujours cru que l’humour pouvait mener à des actions concrètes. D’ailleurs, Stupid White Men se fait l’écho de ses convictions en incitant les citoyens à agir. De multiples tableaux subversifs reproduits dans son livre suggèrent aux citoyens de se présenter aux élections, lancer des pétitions, envoyer des lettres à leurs représentants, publier de petits journaux alternatifs ou créer des associations, petits tuyaux concrets à l’appui. Un brin naïf, monsieur Moore? "Le plus important, c’est de se lever et de réagir", résume-t-il. Les citoyens emboîteront-ils le pas? "Je serai content si trois ou quatre personnes suivent certaines de mes idées. Ce n’est jamais la majorité qui passe à l’action, c’est une minorité." Une minorité bruyante, souhaite-t-il.
Comme Michael Moore l’écrit si bien: "Utilisez votre pouvoir! Vous méritez mieux."