

Indépendants contre multinationales du disque : Déclaration d’indépendance
Cinq multinationales contrôlent le monde du disque sur la planète. Toutefois, une poignée d’irréductibles indépendants résistent à l’envahisseur. Dans un monde dominé par les blockbusters, les chiffres d’affaires mirobolants et les fusions, quel est l’avenir des indépendants au Québec?
Claude Côté
Il n’en reste plus que cinq. Cinq multinationales du disque qui contrôlent l’industrie aux quatre coins de la planète. Chiffre d’affaires: 40 milliards de dollars annuellement. Pourquoi cinq? Parce que depuis une dizaine d’années, toutes les autres ont été rachetées: Polygram, A&M, CBS, Island, Epic et consorts s’appellent désormais Universal, Sony, Warner, BMG ou EMI.
Évidemment, cette grande bouffe où les plus gros avalent les plus petits a ses conséquences, des conséquences que d’aucuns savaient prévisibles. Plusieurs mises à pied ont suivi, les rationalisations ont engendré des compressions, et on se sépare à la hussarde d’artistes créatifs et prometteurs (souvent sans les prévenir) lorsqu’ils ne figurent pas sur les palmarès formatés de cette industrie. Désormais, tout se calcule en chiffres de ventes et les comptables dictent les règles du jeu. Et le plus inquiétant, c’est que les grandes manoeuvres se poursuivent.
Certes, quelques artistes marginaux appartiennent encore aux conglomérats du disque, mais pour combien de temps? Récemment, sur le fil de presse, on apprenait que Virgin (propriété d’EMI) envisageait sérieusement de laisser tomber cinq ou six artistes, incluant le charismatique Ben Harper, une aberration, compte tenu de sa popularité sans cesse croissante depuis huit ans.
Le message envoyé par les multinationales du disque est on ne peut plus clair: les blockbusters d’abord. Si, pris d’une désuète impulsion et le coeur rempli d’espoir, vous envoyez votre démo à l’une de ces compagnies, vous risquez de frapper un mur. Il y a sur la table trop d’éléments dissuasifs. À commencer par le contrat, véritable piège à cons qui dépossède souvent l’artiste de son bien le plus cher: sa musique.
Courtney Love, l’ex-compagne de Kurt Cobain, actrice à ses heures et surtout implacable leader du groupe rock-alterno Hole, est sans contredit la plus fervente dénonciatrice des méthodes utilisées par ces multinationales. Dans un moment historique de courage et d’abnégation, lors d’un discours percutant il y a deux ans devant des gens de l’industrie, Love ne s’est pas gênée, calculs à l’appui, pour tirer à boulets rouges sur les multinationales, qu’elle qualifie ni plus ni moins de voleuses de grand chemin. "Ce sont elles les pirates et non Napster", scanda-t-elle d’entrée de jeu. "Les multinationales ne saisissent pas la relation d’intimité qui existe entre un groupe et ses fans", ajouta-t-elle plus loin. Le couteau entre les dents, Love leur a carrément déclaré la guerre en tentant de récupérer ses droits à la suite de l’engloutissement de Geffen par le monstre Vivendi-Universal.
Il va sans dire que cette confrontation pourrait créer un précédent et remettre en question la nécessité pour un groupe ou un musicien de s’associer aux multinationales. Si la sortie de Love a déclenché une salve de réactions embarrassées, implicitement, elle fait l’apologie des indépendants. En Angleterre, Depeche Mode est souvent cité en exemple pour être resté fidèle à l’indépendant Mute Records, malgré les offres alléchantes des grosses compagnies.
Les raisons sont les mêmes partout: intégrité artistique, contrôle de toutes les opérations, y compris souvent la distribution. Sauf qu’en cas d’erreur, on ne peut s’en prendre qu’à soi-même. Beaucoup plus intéressant, mais épuisant. Aux USA, l’AIM (Association of Independent Music, www.musicindie.org) a d’ailleurs été créée pour assister l’indépendant dans son aventure. On sent le début d’une révolution.
Et au Québec?
Le 22 mars dernier, lors des Rencontres annuelles de l’ADISQ, la question fut directement adressée: quel est l’avenir des indépendants à l’ère des fusions des grandes entreprises de communication? Quelques commentaires valent la peine d’être reproduits ici. "Le Québec est mieux préparé que quiconque à absorber les contrecoups des fusions à cause de son modèle unique d’industrie. Un exemple probant: Yves-François Blanchette (Éric Lapointe, Mélanie Renaud, etc.) qui chapeaute toutes les opérations: production, gérance, diffusion, édition, etc. C’est LE modèle à suivre", estime Donald Tarlton (des productions DKD). "Si l’on cesse d’être typiquement québécois, on deviendra américains", affirme quant à lui Pierre Rodrigue, ex-président de l’ADISQ et co-gérant de Bélanger et Leloup, concernant l’importance de préserver la culture d’ici.
"Nous, on se fout des tendances du marché et des palmarès radiophoniques, avoue candidement Claude Larivée des Productions Larivée, Cabot, Champagne, aussi responsable du Cabaret et des disques La Tribu (Les Chiens, Urbain Desbois, Fred Fortin, Robert Charlebois, et surtout Les Cowboys Fringants). On produit la musique qu’on aime, et ce, même si nos artistes ne vendent que deux ou trois mille copies de leurs disques." Sur sa lancée, Larivée ne s’est pas gêné, vu la salle comble du Métropolis qui attendait Les Cowboys Fringants quelques jours plus tard, pour dire aux trois patrons de COOL-CKOI, Rythme FM et CKMF qu’ils avaient l’air un peu fous de ne pas reconnaître le succès des Cowboys.
"Les magasins ne veulent pas faire de développement d’artistes", fait remarquer Denis Wolff, directeur artistique chez Audiogram, qui déplore aussi que ses poulains peinent à être distribués en France parce que Sony et Universal, dans un quasi-monopole, y totalisent 60 % du marché du disque.
Persévérants indépendants
À la lumière des propos recueillis, qu’en est-il de la situation des indépendants au Québec? Citons d’abord quelques exemples récents de réussite: Bet & Stef (70 000 copies de relectures bossa-nova vendues à la mitaine!), Godspeed You Black Emperor! (véritable phénomène en Europe), GrimSkunk (et son label Indica), Les Cowboys Fringants et le Suzie Arioli Swing Band, pour ne nommer que ceux-là. Remarquez, on aurait pu citer Lhasa, Richard Desjardins, et, tant qu’à y être, pourquoi pas Daniel Bélanger, sous contrat chez Audiogram, le roi des indies au Québec, en partie subventionné, mais arborant artistiquement toutes les méthodes de fonctionnement de l’indépendant.
"Daniel Bélanger est pourtant sur la même ligne de front qu’un Étienne Daho en France, analyse Jean-Robert Bisaillon, directeur général de la SOPREF (le 7 mai prochain, Bisaillon donnera un atelier sur l’autoproduction d’un enregistrement sonore dans le cadre de l’événement Espaces émergents, dont le guide paraîtra sous peu). Il est dommage qu’un artiste de sa valeur ne puisse amorcer une percée là-bas."
"Audiogram ne peut quand même pas signer tous les artistes qui se présentent à lui, affirme pour sa part Larivée. Nous (La Tribu), on est dans cette business par nécessité: on s’est aperçu qu’une partie de la culture québécoise était négligée, on a certains artistes qui ne vendent que mille copies, mais on veut continuer à travailler avec eux quand même, toujours avec des posters quatre couleurs et de belles pochettes. Mais c’est sûr que c’est le rêve de n’importe quel indépendant de vendre trois cent mille copies comme Sonic Youth le fait en moyenne, même s’il a été abandonné par le géant Universal."
Le nerf de la guerre chez l’indépendant, c’est la distribution. Laval Côté, directeur des produits chez Fusion III (dans 24 pays), observe un retour des petits magasins spécialisés au Québec. Selon lui, il y aurait même prolifération, affirmation vivement contredite par Bisaillon qui, lui, ne la voit pas.
"À long terme, conclut Larivée, la survie des indépendants va passer par des productions qui auront un rapport économique équilibré. Si ton artiste fait cinq piastres par disque vendu, c’est certain qu’il n’aura pas la même mise en marché. Je pense que nous travaillons sur le modèle des multinationales (de façon "commerciale"), mais avec des artistes à contenu. Sauf que si nous n’avions pas les soirées C’est Extra! au Cabaret pour compenser les pertes éventuelles de nos artistes, des affiches quatre couleurs, il n’y en aurait pas. Notre intégrité, toutefois, se trouve essentiellement dans la continuité de la relation avec l’artiste."
Jean-Robert Bisaillon résume de cette façon: "Les indépendants sont là pour satisfaire les marchés de niches, ce que les multinationales ne font pas. Elles, elles arrosent par en haut, sans savoir qui va acheter. Les indépendants vont survivre avec une proposition artistique de qualité, une capacité pour l’artiste de se produire en spectacle et un marketing adapté à son public, grâce à Internet."