Télé sans frontières : Droit de parole
Société

Télé sans frontières : Droit de parole

À l’heure où la télé communautaire faite par et pour les citoyens est en voie de disparition naît Télé sans frontières, la première télévision animée par des jeunes de la rue. Une "fureur" nouveau genre.

Lors de la manifestation contre la brutalité policière, le 15 mars dernier, les policiers ont croisé un nouveau membre du cercle des médias. Marilou, appareil photo en main, couvrait l’événement. Mohawk vert dressé sur la tête, elle n’affichait pas le look du journaliste traditionnel, à tel point qu’un policier l’a prise pour une manifestante et l’a bousculée pour qu’elle retourne du côté des protestataires. Elle avait beau montrer sa carte d’accréditation, rien n’y faisait: elle était étiquetée trouble-fête.

Pourtant, Marilou est bel et bien journaliste, pour le compte de la peu connue mais promise à un brillant destin, Télé sans frontières. Un nom qui annonce d’entrée de jeu son intention d’éliminer les frontières sociales. Et cette expérience a prouvé à la jeune fille de 18 ans ce qu’elle savait déjà: il y en a encore beaucoup à franchir.

Lancée en novembre 2001, mais en production intensive depuis un peu plus d’un mois, Télé sans frontières entend donner la parole à des jeunes revendicateurs, ceux qui sont souvent catalogués marginaux. L’initiateur du projet, l’éditeur Alain Stanké, a voulu offrir une tribune exclusive aux jeunes pour que ce ne soit plus que des "auteurs autoproclamés", en l’occurrence les psychologues et les sociologues, qui discourent à leur place. "Télé sans frontières leur donne la parole afin qu’ils puissent se raconter eux-mêmes, dans leurs termes, dans leur décor, en toute liberté. Ils nous feront connaître leurs points de vue, leurs tourments, leurs colères et leurs pistes de solutions", a expliqué, lors du lancement, l’homme de télé qui n’en est pas à sa première fréquentation du milieu sociocommunautaire.

À la manière de Daniel Cross, réalisateur de S.P.I.T: Squeegee Punks In Traffic, qui a donné une caméra à un jeune afin qu’il analyse lui-même le monde de la rue, Télé sans frontières représente la vision des jeunes par les jeunes. "On véhicule l’image que les jeunes sont comme dans Watatatow; on rentre chez le monde sans cogner, la vie est belle malgré ses difficultés, mais ce n’est pas représentatif du tout", souligne Dominique, un des 12 scénaristes du projet, âgés pour la plupart de 18 à 25 ans, et qui constituent les générateurs d’idées de cette nouvelle télé.

Télé sans frontières se veut un lieu de diffusion socialement engagé, selon son cofondateur, Gérard Henri, également président de Travail sans frontières, un organisme oeuvrant depuis 20 ans à la réinsertion sur le marché du travail. "Il y a plein de débats fondamentaux qui restent à faire dans notre société. Est-ce que la vie est une solution à long terme? Les jeunes ont-ils un avenir? L’itinérance s’est-elle institutionnalisée? Les jeunes vont nous donner les réponses. Ce sont eux les spécialistes."

Les documentaires, fictions et débats réalisés doivent prendre la forme de courts reportages de deux minutes ou plus. Ils seront diffusés dans un premier temps sur Canal Vox, à la fin du printemps, mais aussi dans le réseau des maisons de la culture et sur Internet, en plus d’avoir pignon sur rue dans quelques vitrines montréalaises.

En direct de la rue
Des opinions sur leur environnement social, ces jeunes en expriment à souhait. C’est d’ailleurs ce qui les a réunis. Et pour différentes raisons, leur image de la société actuelle est rarement rose. Les contes de fées, très peu pour eux. Sur le site de l’organisme (www.telesansfrontieres.com), un premier reportage troublant d’une certaine Puce donne un avant-goût prometteur des productions en cours. Un squatteur dénonce le manque de loyers à prix modique, une jeune fille parle du cercle vicieux des jeunes de la rue, une autre réfléchit sur le décrochage scolaire, un junkie voudrait bien qu’on arrête de le culpabiliser de consommer, alors que d’autres soulèvent l’importance des arts dans leur vie. Des problèmes en vrac puisés dans les rues de la métropole que les 12 jeunes sont en train de décortiquer.

Des différentes formes de violence aux OGM, en passant par l’art engagé de l’Action terroriste socialement acceptable, le suicide et les enfants des jeunes de la rue, toute préoccupation est valable. "Il faut que ça soit quelque chose qui nous tient à coeur, qu’à travers ce que l’on produit, nos émotions transparaissent, raconte Jenny, 24 ans. Nous voulons éveiller des consciences, provoquer des réactions, parfois même choquer. On dit souvent que la vérité choque…"

Certains optent pour la critique virulente, d’autres la poésie troublante; plusieurs ont adopté la méfiance, mère de sûreté. Ils sont 12 et affichent autant de personnalités. Ils ont chacun leurs revendications, leurs obsessions. Pour Ti-Criss (!), qui apparaît plus espiègle que malveillant, c’est la brutalité policière qu’il subit et dont il est témoin plus souvent qu’à son tour qui l’indigne. "Le but, c’est que le monde s’ouvre un peu les yeux. Partout ailleurs, les gens se révoltent contre le gouvernement parce qu’il fait des affaires qu’ils n’aiment pas, tandis qu’ici personne ne bouge. Les citoyens se disent que ce qu’il fait doit être bon, mais dans le fond ce n’est pas toujours bon."

Production maison
Même s’ils rejettent en bloc toute étiquette et tout moule dans lequel une certaine droiture voudrait les voir se réfugier, une fois franchi le local de l’organisme situé à l’angle de l’avenue du Mont-Royal et du boulevard Saint-Laurent, ils obéissent aux règles strictes de la production télévisuelle. Les scénaristes deviennent tour à tour journalistes, recherchistes et acteurs dans leur propre film. En compagnie de leur coordonnatrice, Isabelle Catellier, une jeune travailleuse sociale qui offre un soutien tant technique que moral, ils apprennent les rudiments de leur nouveau métier.

Chaque scénario est lu et commenté par un comité de sélection, composé notamment de Gérard Henri. "Les jeunes ont le droit de dire ce qu’ils pensent. Des fois, ils chialent, ils ont l’impression d’être censurés, mais ils sont obligés de présenter leur scénario. C’est une obligation qui les suivra toute leur vie", explique celui qui a choisi les jeunes selon des critères très souples, comme leur intérêt et leur capacité de s’investir pendant neuf mois dans un projet.

L’équipe de création travaille en étroite collaboration avec 12 étudiants ou diplômés en communication qui assurent la réalisation et les aspects techniques du tournage. Le budget de près de 344 000 $, octroyé par le Fonds Jeunesse Québec, permet d’offrir aux deux équipes un salaire décent, un peu plus élevé que le salaire minimum. Pour les décors et les costumes de la dizaine de films à réaliser, il ne reste toutefois que 200 $. "On est habitués de se débrouiller", rappelle à la blague Rocky.

Sans frontières… géographiques
Faire du média le plus institutionnalisé le moyen de diffusion de jeunes décrocheurs fait partie des grands défis qui stimulent le fondateur de Travail sans frontières, Gérard Henri. "Historiquement, nous avons eu beaucoup de difficultés à être vu par les médias pour qui la réalité des jeunes était compliquée à traduire. Le défi se posait donc de le faire nous-même, avec les jeunes, et dans des conditions où ils allaient en retirer quelque chose."

Entouré d’un conseil des partenaires présidé par Alain Stanké et soutenu par une dizaine de précieux collaborateurs qui fournissent argent ou services, Gérard Henri est outillé pour produire une vaste programmation. Car le projet Télé sans frontières ne s’arrête pas là. Sur sa table de travail, il a déjà une pile de suggestions de reportages, des partenariats avec des écoles montréalaises notamment. Il est aussi question d’établir des collaborations avec les jeunes d’une agglomération lyonnaise engagés dans la production d’un magazine télévisée, ainsi que d’autres du Chili et de la Lituanie.

Dans les maisons de la culture, il veut présenter les reportages devant les personnes les plus concernées par la problématique, lesquelles seraient appelées à réagir au document. Leurs critiques pourraient entraîner des réajustements au montage. Bref, il veut renverser le processus télévisuel. À plus long terme, qui sait si Télé sans frontières ne pénétrera pas une chaîne traditionnelle… Un projet à surveiller.