Liberté, égalité, fraternité et doigts dans le nez.
Sondeurs, journalistes, analystes, après le premier tour des présidentielles françaises, c’est la quasi-totalité de la classe politique ainsi que des millions d’électeurs qui admettent à contrecoeur s’être tiré dans le pied.
Rappelons que les présidentielles françaises se déroulent en deux étapes. Au premier tour, 17 candidats se disputent les premières positions. Après dépouillement des voix, seuls les meneurs participent au second tour, qui décide au suffrage universel du président.
Samedi dernier, les Français, dans une élection marquée par un abstentionnisme massif, ont éjecté de la carte électorale le Parti socialiste du premier ministre Lionel Jospin, ne laissant plus au second tour que deux candidats recueillant respectivement 20 % et 17 % de la faveur populaire, soit l’actuel président Jacques Chirac et, horreur, le sempiternel candidat du Front national Jean-Marie Le Pen.
Depuis, saisie de panique et de honte à l’idée de devenir une nation gérée par un président d’extrême droite, la France se perd en conjectures. Comment une telle chose a-t-elle pu se produire au royaume traditionnel de la tolérance et de la culture, au sein même du nombril du monde civilisé? Comment un vieux cheval sur le retour raciste, xénophobe, démagogue et violent promettant la sécurité aux vieux et l’enfer aux immigrants a-t-il atteint les sommets?
À gauche comme à droite, dans un monde où, sous George W. Bush, les Américains ont placidement accepté, après le 11 septembre, des entorses aux lois, on s’empresse d’avancer des explications à saveur sociologique que le programme politique du Front national impose sans difficulté.
Comme le laissait entendre une députée du Front en déclarant: "Nous admirons ceux qui savent défendre leur pays, pourquoi les Français ne feraient-ils pas de même?", une quantité croissante de citoyens préoccupés par des problèmes de sécurité seraient séduits par un candidat pour qui l’ennemi est l’étranger et l’étranger arabe.
D’autres, avisant le score impressionnant et la multiplication de tiers partis extrémistes, trotskistes, fascistes, maoïstes, ont annoncé d’emblée que désormais, nous vivrons dans un monde d’extrêmes dominé par les excités de toute trempe.
Du calme. Quoique l’événement soit plus que symbolique pour une nation qui a subi la dictature de l’occupation, la France devrait d’abord questionner sa tolérance de mécanismes électoraux déficients avant de s’enfermer dans un psychodrame politique et d’annoncer le retour des chemises noires et des héritiers du vieux maréchal Pétain.
Voici comment je vois les choses: Lassés de la politique convenue des partis centristes. Confrontés au manque de charisme du glacial Lionel Jospin, une masse d’électeurs désabusés traditionnellement centristes se sont abstenus de voter. D’autres, abusés par cette élection en deux tours, ont cru bon de d’abord manifester leur sympathie à l’un des 16 (!) candidats de tiers partis au premier tour. Estimant qu’il serait temps plus tard de se rallier aux socialistes.
L’abstentionnisme, en démocratie, permet souvent à des candidats ne représentant qu’une partie de l’électorat de marquer des points, particulièrement lorsqu’ils sont soutenus par des militants très engagés dans leur cause. Comme c’est le cas des membres du Front national qui n’hésitent pas à s’en prendre physiquement à leurs opposants.
La fragmentation du vote dans ce système électoral peut quant à lui causer surprises et dégâts.
Nous sommes peut-être loin d’un appui massif des Français à l’extrême droite, mais devant la motivation féroce de celle-ci, ils devront s’imposer des actes de solidarité et de ralliement bien avant le début de chaque élection.
Nul doute qu’ils vont, après le retour de Jacques Chirac à la présidence, tirer des leçons de cette expérience dans le choix d’un premier ministre issu de la majorité parlementaire. Ce sera la cohabitation gauche-droite et le retour à la normale après un petit vent de panique.
Reste un risque. Nombre d’électeurs ayant appuyé des partis extrémistes le font en vertu de revendications égalitaires. Ils ne croient plus, comme ici, que les partis traditionnels puissent être autre chose que la courroie de transmission des capitaux, des marchés et des grandes entreprises. Ils espèrent maintenant que le nationalisme forcené de partis moins rompus aux privilèges du pouvoir préservera les gens ordinaires du favoritisme en proposant des solutions draconiennes aux problèmes de sécurité financière et sociale. Et au diable la démocratie! Une tendance qui en rappelle une autre vieille de près de 70 ans que l’on appelait le national-socialisme.
Tiens, justement, au moment où les Français s’en allaient voter, à Moscou et dans quelques coins reculés d’Amérique, on célébrait ouvertement le 113e anniversaire d’Adolf Hitler. Heureusement, il ne s’est trouvé personne pour y faire allusion.