Malgré son serment prononcé à la face du monde il y a cinq ans, le Canada ne ratifiera pas le protocole de Kyoto en juin comme promis. C’est ce qu’a annoncé le premier ministre Jean Chrétien, il y a deux semaines. "Un jour…", s’est-il contenté de préciser.
Depuis, la question se pose: le Canada joue-t-il franc jeu dans la lutte contre les gaz à effet de serre (GES), responsables pour une bonne part du réchauffement de la planète? Dans un pays qui a accordé 66 milliards $ en subventions à l’industrie pétrolière depuis 1970, et 200 fois moins aux industries d’énergies renouvelables, comme nous l’a confirmé une recherche effectuée à la Bibliothèque du Parlement canadien, la réponse apparaît claire comme de l’eau de source. Ou presque.
Avec le protocole de Kyoto, l’ensemble du monde développé s’engage à réduire ses émissions de GES. De 8 % sous le niveau de 1990 d’ici 2012 pour l’Union européenne, de 15 % pour la Grande-Bretagne. L’Allemagne s’est même dotée d’un plan de réduction de 25 %. Le Canada? La diminution prévue n’est que de 6 %.
Exception faite des États-Unis, qui ont déjà désavoué leur propre signature, il ne reste plus que le Canada à se joindre à la fête.
Mais Ottawa taponne. Les hésitations canadiennes commencent sérieusement à pomper l’air de la communauté internationale, et laissent l’impression que le Canada agit davantage par hypocrisie que par leadership dans la lutte contre les changements climatiques. "Le gouvernement Chrétien invente toutes sortes de prétextes pour fuir ses responsabilités", croit Bernard Bigras, porte-parole du Bloc Québécois en environnement.
Chez Greenpeace, on est beaucoup moins pessimiste. Steven Guilbault, responsable des dossiers du changement climatique, croit que le gouvernement Chrétien ratifiera le protocole. Ce que nous a confirmé le cabinet du ministre fédéral de l’Environnement David Anderson, à qui il nous été impossible de parler cependant, pour cause de son horaire trop chargé.
Mais Guilbault constate lui aussi que le gouvernement libéral échafaude d’étranges astuces depuis quelques mois, pour s’éviter une réduction réelle de ses émissions de GES. Pourtant, le Canada se dispute la première place du plus gros pollueur de la planète per capita avec les États-Unis. "Le ministre Anderson tente de faire accepter par les autres signataires de Kyoto la notion de crédits pour ses exportations d’énergie propre vers les États-Unis. Chaque tonne de GES éliminée au Sud grâce à nos exportations d’énergie propre devrait être déduite du total canadien de GES." Une demande chère aux yeux des provinces productrices de gaz naturel (considéré comme une énergie propre par le gouvernement canadien!), mais ridiculisée par les Européens et les écologistes.
De toute manière, les exportations canadiennes d’énergie propre ne représentent qu’un flocon de neige dans le blizzard. Par exemple, la consommation énergétique totale aux États-Unis est 157 fois plus élevée que l’énergie totale fournie par l’hydroélectricité à la disposition d’Hydro-Québec. Et d’après les données du Département de l’Énergie des États-Unis, cette consommation croîtra de 32 % d’ici 2020. La Fédération québécoise de canot-kayak a compté que, même en harnachant tout ce que le Québec compte comme cours d’eau pour la production hydroélectrique, on ne pourrait satisfaire qu’une infime portion de l’appétit énergétique américain.
"De plus, nous exportons des millions de barils de pétrole, poursuit Steven Guilbault, dont une bonne partie provient des sables bitumineux, la forme d’extraction de pétrole la plus polluante qui existe." La machinerie nécessaire à l’extraction du pétrole des sables bitumineux consomme l’équivalent d’un baril de pétrole pour chaque deux barils de brut qu’elle extrait! Aussi, cette extraction nécessite la destruction de milliers d’hectares de forêts boréales, sur lesquelles le Canada compte pour absorber ses émissions de GES en trop…
C’est que les arbres et les végétaux absorbent des GES lorsqu’ils sont en croissance. Ce sont les fameux puits de carbone. Cependant, lorsqu’ils meurent, qu’ils sont brûlés ou coupés, les végétaux rejettent à nouveau ce qu’ils ont absorbé.
Le Canada a convaincu ses partenaires de Kyoto que les GES avalés par ses forêts soient soustraits de son effort de réduction. Or, le Canada n’a aucune idée si ses forêts captent plus de GES qu’elles n’en rejettent… "L’enjeu des puits de carbone n’est pas de nous éviter une diminution de nos objectifs. Les crédits obtenus par le Canada pour ses puits de carbone doivent réellement réduire nos émissions", avertit André Boisclair, le ministre québécois de l’Environnement.
La volte-face du Canada survient au moment où plusieurs prétendants à la succession de Jean Chrétien se font graisser la patte par un lobby du pétrole irascible.
Ainsi, le Parti libéral a reçu en dons plus de 400 000 $ de la part des grands producteurs de combustibles fossiles en 2000, selon une compilation réalisée par Voir. Le double de l’année précédente! L’Alliance canadienne, opposée au protocole, a elle aussi vu son appui des mêmes producteurs doublé depuis 1999, pour atteindre 290 000 $ en 2000 (les chiffres pour 2001 ne sont pas encore connus).
Selon le sénateur libéral Nick Taylor, la nouvelle attitude du gouvernement face à Kyoto est directement attribuable à la course larvée que se livrent plusieurs ministres, dont Paul Martin et Allan Rock, à la succession de Jean Chrétien. Il a affirmé devant un comité sénatorial que les contributions politiques du lobby du pétrole et du charbon auraient créé une "irrésistible force d’inertie" au sujet de Kyoto au Conseil des ministres.
Pendant que le Canada hésite, ses émissions de GES grimpent toujours, de plus de 2 % par année depuis 1990! Elles croissent d’ailleurs deux fois plus vite qu’aux États-Unis. "Plus le gouvernement tarde à s’attaquer aux problèmes des changements climatiques, plus la facture sera salée pour les Canadiens. Mieux vaut agir maintenant, pendant que les coûts sont encore minimes", prévient Steven Guilbault. Fait chaud…