![Jean-François Amadieu : La dictature de la beauté](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/10/12503_1;1920x768.jpg)
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Jean-François Amadieu : La dictature de la beauté
La beauté est-elle une injustice? L’image que nous projetons peut-elle influencer notre destin? Il y a plus de 2000 ans, Platon croyait que le beau reflétait nécessairement le bien. Sommes-nous beaucoup plus avancés aujourd’hui? Pas sûr, répond le sociologue français JEAN-FRANÇOIS AMADIEU dans son ouvrage Le Poids des apparences.
Pascale Navarro
Photo : Hanna H.
Dimanche dernier, le premier tour des présidentielles françaises choquait la France: un candidat d’extrême droite affrontera Chirac, balayant complètement la gauche du paysage politique. L’image austère du socialiste Lionel Jospin y serait-elle pour quelque chose? Sans aucun doute, dit le sociologue français Jean-François Amadieu. Bien sûr, l’image n’est pas tout. Mais, souligne-t-il, jamais n’aura-t-elle autant compté dans une campagne présidentielle française. Pire, les politiciens ont fait une chose jamais vue jusque-là: ils ont tous exhibé leur femme, "à l’américaine", dit Amadieu. Tout cela prend un sens particulier quand on vient de terminer la lecture de son essai, Le Poids des apparences, qui dénonce la discrimination par la beauté et l’image au pays des droits de l’homme.
Pourquoi avez-vous écrit ce livre? Qu’est-ce qui est à l’origine de votre projet?
Je m’intéresse à la manière dont se reproduisent les catégories sociales. Actuellement, en France, les inégalités sociales s’accroissent: or, plusieurs mécanismes sont à l’origine de ces inégalités, et la question des apparences est l’un d’entre eux. Contrairement à l’Amérique du Nord où ces questions de discrimination par l’image sont traitées depuis longtemps, ici, c’est encore un tabou.
N’est-ce pas une réalité vieille comme le monde que les gens qui sont beaux suscitent plus de sympathie, réussissent mieux?
Oui, mais on aurait pu penser que l’évolution de nos civilisations et de nos sociétés aurait corrigé cette injustice. Or, c’est le contraire. Car c’est peut-être une chose qui remonte à la nuit des temps, mais enfin, il est quand même primaire de juger quelqu’un sur sa tête!… De la même manière, on pourrait dire que la différence sexuelle est inscrite en nous depuis le début de l’humanité, alors à quoi bon se battre contre les inégalités entre les hommes et les femmes? Votre objection n’est donc pas un bon argument.
Qu’est-ce qui fait que la discrimination par la beauté et l’image soit aujourd’hui devenue un sujet que l’on peut dénoncer, ici comme chez vous?
Le fait qu’elle ait pris de plus en plus d’importance. Dans les études que je cite, l’on constate que les chefs d’entreprise jugent les candidats à l’embauche en fonction de leur beauté, de leur charme, de leurs vêtements, et que les vraies compétences pour un poste passent en second. De même, les gens qui sont beaux gagnent plus d’argent que ceux qui sont laids. Il y a donc un énorme problème. Au lieu de régresser, cette discrimination par l’image prend des proportions jamais atteintes. Je pense que les gens en ont assez, ne sont plus dupes, et la société française est prête à affronter ce débat. Tout comme le harcèlement moral a pu être dénoncé [notamment par le livre de Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral, devenu un best-seller, ndlr] il y a quelques années, l’on peut enfin discuter de la dictature de la beauté; du moins, c’est ce que démontre le bon accueil réservé à mon livre en France.
Comment expliquez-vous ce phénomène?
Dans la loi, depuis novembre 2001, le facteur d’"apparence physique" figure désormais parmi les causes de discrimination. Donc, qu’on le veuille ou non, il faut bien en tenir compte. On avait cinq ans de retard par rapport aux directives européennes. De plus, nous nous ajustons également aux débats qui ont lieu chez vous en Amérique du Nord, et qui signalent une évolution sociale (comme on l’a fait pour la question de la parité hommes-femmes en politique, par exemple).
Comment cette discrimination se traduit-elle?
Je vous donne l’exemple du sport: aujourd’hui, il faut que les joueuses de tennis (mais c’est aussi vrai pour les hommes) soient jolies pour que les médias et le public s’intéressent au jeu. Or, être belle n’a rien à voir avec le sport! Autre exemple: les éditeurs mettent aujourd’hui les photos des auteurs sur les couvertures de livres; c’est bien parce que l’on considère qu’une belle tête vendra mieux. Les bons auteurs, discrets et effacés, n’auront pas la même attention.
Vous parlez beaucoup dans votre livre de la domination de l’image occidentale à travers le monde: la peau blanche, les cheveux lisses, la silhouette fine et sportive. Pourtant, ne vivons-nous pas à l’ère des métissages?
Oui, certainement. Mais ce sont quand même les standards des pays riches qui dominent, parce qu’ils sont associés au pouvoir, à la richesse dont ils projettent l’image. Ainsi, toutes sortes de procédés existent pour se défriser les cheveux, pour se faire allonger les jambes, ou encore blanchir la peau. Souvenez-vous de la remise des Oscars en mars dernier, au cours de laquelle l’on se réjouissait qu’une Noire (Halle Berry, pour Monsters Ball) remporte le trophée de la meilleure actrice pour la première fois: entre vous et moi, l’actrice en question avait tous les critères de beauté d’une femme blanche! Donc, oui, les métissages existent, mais ils ne sont là que pour offrir une variation du modèle dominant. Voilà donc un exemple de standard: la "silhouette" de la femme mince telle que diffusée par la culture de masse américaine, devenue la référence dans le monde. Qu’elle ait les cheveux noirs ou blonds, qu’elle ait les yeux bleus ou non n’y change rien.
Qu’est-ce qui vous trouble le plus dans cette dictature de l’image?
Le fait que pour arriver à réussir votre vie, des considérations aussi banales soient en jeu. Que l’avenir d’individus, que des carrières et des destins soient soumis à l’arbitraire, et à des critères injustes. Cela me paraît émaner d’une mentalité complètement archaïque. Nous ne vivons plus à l’époque de Quasimodo et d’Esmeralda…
Le Poids des apparencesBeauté, amour et gloire
de Jean-François Amadieu
Toutes les études le prouvent: hommes, femmes et enfants sont attirés par un visage symétrique. Comme l’ont démontré des chercheurs de l’Université du Texas (à Austin), même des bébés de trois mois sont attirés par des visages aux traits harmonieux et symétriques. Autres révélations: sur un échantillon de 5000 avocats participant à une recherche rendue publique en 1998 dans le Journal of Labor Economics, les plus beaux d’entre eux avaient un meilleur chiffre d’affaires. C’est ce que décrit Jean-François Amadieu dans cet essai qui se présente comme une synthèse des principaux travaux menés depuis 20 ans sur la discrimination par la beauté et les apparences tant en Amérique qu’en Europe. En sept chapitres, le sociologue démontre que le "capital beauté" est payant, et que depuis la petite enfance, tout est mis en oeuvre pour apprendre à le faire fructifier. Elles sont légion, les études qui rapportent que les beaux enfants, dès la maternelle, suscitent de meilleurs sentiments chez leurs professeurs et amis. "Cette bienveillance provoque en retour des attitudes positives et surtout une grande confiance en soi chez ces enfants. Un cercle vertueux s’enclenche qui permettra de passer avec plus de succès les différentes étapes qui jalonneront la vie scolaire et universitaire. À l ‘inverse, les enfants au physique ingrat seront ignorés ou marginalisés."
Et quand ils grandiront, on les convaincra d’être naturels et de cultiver leur beauté intérieure! Amadieu met en lumière les préjugés qui président à la discrimination dans la vie amoureuse et professionnelle, chiffres à l’appui. Les Français deviendraient-ils politiquement corrects? Éd. Odile Jacob, 2002, 212 p.