Motards chrétiens : Tu ne pécheras point
Société

Motards chrétiens : Tu ne pécheras point

À l’heure où les motards criminalisés subissent leur procès, d’autres motards s’organisent en bandes et prêchent la bonne nouvelle. Les motards chrétiens et évangélistes, autrefois pécheurs, voire criminels, défendent maintenant les vertus de la chrétienté au volant de leurs rutilantes Harley. Amen,  man.

"Tu t’en vas voir les motards du p’tit Jésus! Ils sont bizarres un peu, c’est la curiosité de la place icitte, mais ils sont smattes en ostie (bip) ç’a l’air!"

À une petite station-service de Saint-Philippe-de-La Prairie, sur la Rive-Sud de Montréal, le Club Maranatha n’est pas confondu avec une quelconque association amérindienne ou des adeptes du macramé, comme le démontre ce commentaire lancé par le chauffeur d’une fourgonnette rouge, stationnée pour faire le plein d’essence. Rien d’étonnant: qui ne remarquerait pas des motards, vestes de cuir "patchées" sur le dos, au volant de rutilantes bêtes de fer, sans au moins sourciller un brin? Au lieu de semer la terreur, les motards évangélistes de Maranatha sèment ce qu’ils veulent récolter, c’est-à-dire l’amour avec un grand A, comme ils le prêchent à qui veut bien l’entendre. "De loin, ils ont l’air de Hells Angels, poursuit-il, mais de proche tu vois bien qu’ils sont corrects, qu’ils ne veulent pas le trouble. Ils veulent la paix, je pense."

Comble du hasard, la rencontre avec les "motards du p’tit Jésus" a lieu par un bel après-midi, dimanche, le jour J, pour jour du Seigneur bien entendu. Sis dans un coin reclus du village, le modeste "bunker" du Club Maranatha illustre l’objet de la lutte de cette bande de motards: la porte du garage arbore les ailes bleues d’un ange! Dieu et motos semblent donc faire bon ménage. Tant et si bien que le rôle de ces évangélistes sur deux roues ne consiste pas seulement à faire de la moto, mais aussi et surtout à "partager à toute oreille qui veut bien écouter ce que Jésus fit dans nos vies lorsque nous nous sommes abandonnés à lui".

L’auteur de ces lignes tirées des brochures du Club, c’est le président: Ti-Claude pour les intimes, Claude Legris pour les autres. Quelque part entre le style easy rider (cuir et cheveux longs) et l’allure du bon vivant (il rit à gorge déployée et fait du ventre), Legris a fondé cet organisme de motocyclisme chrétien à but non lucratif en 1981 à la suite d’une dure traversée du désert. Autrefois membre de la bande de motards Dead Slaves de Montréal, toxicomane, alcoolique et cambrioleur, Legris sombrait peu à peu. Après avoir découvert la Bible et des motocyclistes chrétiens à travers le Canada, il décide de fonder une première association du genre au Québec. "On s’est fait traiter de fous au début, de >Jesus freaks> dans des expositions de motos, affirme Legris en passant une main sur sa grosse moustache hirsute. Mais aujourd’hui, on est considéré comme l’Armée du Salut des motards." Et pour cause, puisque le Club Maranatha vient en aide aux criminels issus du milieu des bandes de motards criminalisées.

Dans un esprit de franche camaraderie (les accolades bien senties entre membres en font foi), le Club regroupe autant des motards criminalisés défroqués et repentis que des motocyclistes ordinaires qui ont comme point commun d’avoir "connu ce Jésus qui a changé leur vie". Les quelque 40 membres de cette véritable confrérie provenant des quatre coins du Québec ont cependant tous commis des "péchés" à se faire "pardonner", de l’alcoolisme à la toxicomanie, en passant par des infractions criminelles, une violence mal contrôlée ou une foi mal entretenue… Derrière un passé de dur à cuir se cachent en fait des hommes bien ordinaires qui pratiquent un métier, sont mariés, élèvent leurs enfants. Le cliché parfait, quoi. En fait, ils ont trouvé en Jésus ce que d’autres trouvent dans les AA, dans la Bible ce qu’ils trouvaient auparavant dans les paradis artificiels ou ce que d’autres trouvent dans les livres psychopop du type "Cinq étapes faciles pour vivre heureux": des réponses, un mode d’emploi, un mode de vie aussi.

"Lorsque les gens nous voient avec une froc de cuir, en moto, c’est sûr qu’ils se virent de bord et ont peur, indique Marco Bergeron, 38 ans, cheveux lissés par le gel, chaînes au cou et cuir des pieds à la tête. Plus ils te connaissent, plus ils s’aperçoivent que, dans le fond, t’es pas un bum. Nous sommes des gars amateurs de motos qui s’en sortent et qui veulent que d’autres y arrivent aussi, avec l’aide du Seigneur." D’ailleurs, le mot araméen "Maranatha" est tiré de la Bible et signifie "Seigneur vient".

Illuminés pour certains ou croyants zélés pour d’autres, ces apôtres du petit catéchisme partent ainsi en croisade évangélique sur des chevaux chromés, leur média chéri, à la recherche de brebis égarées, annonçant à tout vent la bonne nouvelle, à une époque où cette expression fait moins référence à la parole de Dieu qu’à une journée ensoleillée sans passage nuageux et avec un maximum de 27 degrés Celsius…

Plus que de la pastorale
Signe de l’arrivée du beau temps pour tout amateur de chrome, les motos peuvent pointer le bout de la roue avant dehors. Pour le plus grand bonheur des motards du Club Maranatha, puisque pourront débuter sous peu leurs traditionnels rallyes. Chaque fin de semaine ou presque, de mai à septembre, ces missionnaires à roulettes tiennent des rallyes à travers le Québec. Après s’être recueillis et avoir prié autour de leurs motos, ils les enfourchent et partent livrer leurs témoignages, chants et prières aux gens qu’ils rencontrent au gré de leur chemin. "Pour nous, c’est l’occasion de faire de la route, de se rencontrer, de fraterniser et de parler du Seigneur à travers nos témoignages", affirme Daniel Lapointe, bon gaillard de 41 ans, infirmier originaire de Gatineau.

Des "témoignages", leurs histoires de descente aux enfers puis de montée au paradis, les motards du Club en livrent aussi au cours de soirées organisées à la demande expresse de diverses associations. Des membres font également la tournée de quelques écoles secondaires du Québec pour sensibiliser les jeunes au milieu criminel et à l’enfer de la drogue. "Les jeunes se cherchent beaucoup. Nous, on fait de la sensibilisation", estime Claude Legris, lui-même concierge au Collège Charles-Lemoyne, à Longueuil. Le Club publie également des "traités évangéliques", pamphlets vertueux "Oui à la vie, non à la drogue", de même qu’un petit journal bimestriel sur l’actualité des motards chrétiens.

Les motards Maranatha vont encore plus loin: ils rendent visite à des criminels incarcérés dans les prisons de la province. "Si un gars en prison veut vraiment changer, il peut être sauvé. C’est ce qu’on appelle la conversion, c’est-à-dire changer de direction, se repentir", note Marco Bergeron, naturopathe et massothérapeute de profession. "On est connu dans les milieux pénitenciers, assure Legris, interrompu par l’attention réclamée par son chien Angel (!). On fait de l’écoute. J’en ai fait brailler, moi, des gars de 300 livres. Pourquoi? Parce que c’est la Bible qui change leur vie, et on essaie de les encourager à persister."

C’est avec autant d’"activités pastorales" qu’ils peuvent recruter de nouveaux membres. Pour les intéressés, voici les règles à suivre: "Pour faire partie du Club, il faut changer réellement, être chrétien pratiquant pendant au moins un an, ça varie, et s’impliquer très, très activement dans la communauté religieuse. Et avoir une moto, bien sûr", explique Albert Lacroix, vieux routier et chauffeur d’autobus scolaire à Granby. "On marche un peu comme une bande de motards, ajoute le chef du Club. Il faut que tu aies un certain respect pour ce que tu portes. On n’est pas comme certains chrétiens qui vont juste à la messe le dimanche et, le reste de la semaine, se foutent de tout. Nous, c’est sept jours sur sept."

Avec autant d’efforts investis, le nombre d’âmes égarées puis réchappées serait appréciable sans être quantifiable. Par contre, à l’heure où les églises se vident, où l’on parle de l’Église davantage pour les scandales sexuels que pour les bonnes oeuvres, la réception du message doit être moins bonne, non? "Je pense qu’on a toujours notre place, estime Marco Bergeron. Les taux de suicide et de dépression augmentent. Ce sont des messages d’amour que les gens ont besoin."

De l’histoire du bon Samaritain à celle de Marie-Madeleine, il n’y a pas cinq minutes qui passent sans que leurs "messages" soient truffés d’exemples tirés de l’Évangile, un peu pour servir une petite leçon de vie, comme ça, en passant. De la Bible, ils en prennent et ne laissent rien. "Comment des scientifiques peuvent prétendre nous dire ce qu’il s’est passé il y a des milliards d’années sans être capables de nous dire la température exacte qu’il fera demain?" lance Albert Lacroix, démontrant par là sa croyance en la Création, Adam, Ève et le reste de la distribution chrétienne.

"On est fiers de ce que nous sommes, souligne Claude Legris, suivi par son répétitif tic de langage (>tsé veut dire>). Oui, avec nos manteaux de cuir et notre façon de penser, les gens capotent. Ils nous regardent avec dédain, même dans les églises, ou avec le sourire. Nous sommes des moutons noirs. Quand on donne notre témoignage, par contre, le regard change. On est un peu comme Jean-Baptiste qui mangeait des sauterelles et était mal habillé, sauf que, nous, on s’habille avec des frocs de cuir et on mange des pizzas. C’est la même chose, il y a juste 2000 ans qui nous séparent."

Vaste confrérie
Communément appelés born-again bikers, les motards chrétiens sont regroupés dans plus de 100 bandes aux États-Unis, contre environ 30 au Canada: de Sons of God à Riders of the Lamb et Jesus Died for Bikers Too (!), en passant par Bikers for Christ, Soul Defenders et Messengers of Hope. Leur style varie du simple club de boy-scouts au type MA, pour motards anonymes. D’ailleurs, un autre petit club de motards chrétiens oeuvrerait au Québec. "Il n’est pas très connu et je préfère ne pas prononcer son nom. Ce n’est pas notre compétiteur, mais on a eu une division, il y a quelques années", raconte Claude Legris. Comme quoi, chrétiens ou pas, il y a toujours une "guerre" entre motards.

"Grâce à Internet (www.sommet.net/moto), se réjouit pourtant Ti-Claude, je fais affaire avec des gens de partout, même du Danemark, des ex-bandits pareils comme nous autres. Les motards, c’est comme une race." La plupart des associations de motards chrétiens ne réclament aucune cotisation de la part des membres-bénévoles et fonctionnent sur la base de dons. Comme le fait le Club Maranatha, elles vendent de la marchandise à leur effigie: des t-shirt 100 % Jésus, des petits sigles à coudre sur son blouson ou alors des bandeaux.

Les motards chrétiens en Amérique du Nord sont nés vers la fin des année 60, sitôt après la naissance des bandes de motards criminalisées. Coïncidence ou pas, ils entretiennent cette analogie avec les motards criminalisés. Exemple: la structure hiérarchique. Pour passer d’anges de l’enfer à locataires du paradis, il faut gravir aussi des échelons ("hangaround", "prospect", etc.). Distinction majeure, les femmes peuvent être membres actives, comme au Club Maranatha. Ce dernier serait d’ailleurs prêt à accepter dans ses rangs "ceux qui vont payer pour leurs crimes", les motards criminalisés en procès, pour peu qu’ils parviennent à reconnaître leurs péchés, devenir chrétiens et le reste… "Je suis sûr que dans cette gang, il va y avoir du monde qu’on va aider dans quelques mois, peut-être même Mom Boucher", croit Legris.

Autre exemple: les couleurs. Les motards chrétiens portent le même genre de patch ou sigle que les motards criminalisés. Le sigle du Club Manaratha représente, sous un ciel bleu "sprituel", un motard en route vers la croix sur un chemin de sang (pour signifier, à peu de chose près, que même les motards ont été sauvés par Jésus lorsqu’il est mort), accompagné d’une Bible ouverte (Jean chapitre 3, verset 16: "Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle").

"J’ai déjà eu de l’intimidation pour notre crest, car le monde criminel ne l’a pas aimé, à cause de la ressemblance, raconte Legris. Aujourd’hui, on n’a plus de problème. Le milieu criminel nous respecte." Pourquoi utiliser des références aux bandes de motards criminalisées? "C’est pour notre crédibilité, répond Marco Bergeron. C’est important pour nous de rester associés au milieu des motards." La ressemblance est si frappante qu’il leur est déjà arrivé de se faire accoster par des policiers pour vérifications. Au cas où…

Alors que l’entretien tire à sa fin, les membres du Club, en tendant un Nouveau Testament, tiennent à conclure par une prière, tête baissée et mains jointes: "Salut à notre Dieu! On te remercie, Seigneur, pour ce temps qu’on a eu cet après-midi, Seigneur. Et aussi pour Tommy, Seigneur, qui a pris ce temps, Seigneur, pour en savoir plus sur toi, Seigneur, afin de pouvoir le dire, Seigneur, à d’autres gens qui liront ce journal, Seigneur."

Eh bien, amen à tout le monde! Comment finir autrement, Seigneur?