Pascal Bruckner : Je vous salue, Marché
Société

Pascal Bruckner : Je vous salue, Marché

Entre les grands argentiers de ce monde et les pourfendeurs de la mondialisation néolibérale, PASCAL BRUCKNER se forge une place critique. Selon l’auteur de Misère de la prospérité, les deux camps participent en fait au même phénomène: la transformation du marché capitaliste en véritable religion. Entrevue.

Économisme:
1775. Interprétation et explication des comportements
privilégiant les méthodes et les théories économiques.
– Le Petit Robert

Il y a quelques jours, la compagnie Pepsi faisait la manchette aux États-Unis: ses propriétaires avaient obtenu un copyright sur une variété d’orange conçue en laboratoire et destinée à la grande production de jus d’orange pour sa filiale Tropicana. Ce n’est pas tout: cette même entreprise a déjà voulu faire breveter la couleur bleue pour s’en réserver l’exclusivité lors de ses campagnes de publicité… Et quoi encore?! Les entrepreneurs se prennent pour Dieu, et ce n’est pas une figure de style. Comme le démontre le philosophe Pascal Bruckner dans son récent essai Misère de la prospérité, le marché est devenu une véritable religion, avec ses lieux de culte (les Bourses, entre autres), ses adeptes (les ultralibéraux) et ses sceptiques (les antimondialisation). Dans le coin droit, les entrepreneurs tout-puissants qui manipulent les foules avec leurs slogans dignes des Évangiles; dans le coin gauche, les anticapitalistes, parmi lesquels on retrouve les pourfendeurs de la mondialisation, qui font une pub inespérée à ceux qu’ils exècrent. Bref, rien ne va plus. Entre les deux, y a-t-il une place pour la réflexion?

Votre livre exprime un réel ras-le bol des discours que l’on entend au quotidien "pour" et "contre" le capitalisme. Est-ce un cri du coeur ou ce sujet vous tenaille-t-il depuis longtemps?
J’avais déjà esquissé le sujet dans La Mélancolie démocratique, mais disons que l’actualité a activé les choses; et j’avoue aussi mon exaspération devant les lieux communs que j’entends depuis des années sur l’économie.

Quels sont ces lieux communs?
L’un des plus populaires est de dire que le marché est responsable du bien, pour les ultralibéraux; ou du mal, pour les antimondialisation. Le marché est peut-être puissant mais il n’est pas "tout-puissant", et c’est une différence très importante. Donc, quand on lui attribue tous les excès de l’individualisme, on se trompe de cible. Le marché est suiveur, opportuniste, mais surtout pas initiateur. On ne peut pas décharger sur une entité anonyme et abstraite les erreurs que nous, humains, commettons. Nous y avons notre part. Peut-être faudrait-il, par exemple, s’interroger sur les méfaits de l’individualisme excessif qui est né dans les années 60 et qui nous a transformés en enfants irresponsables, avides de tout et capricieux: ce "je-veux-tout-tout-de-suite", hérité de 68, et qui fait de nous des êtres égoïstes. Ça aussi, le marché l’a très bien compris!

Selon vous, le mouvement antimondialisation fait le jeu des néolibéraux en prenant le marché pour seule cible. Comment cela est-il possible?
En fait, l’antimondialisation hérite d’un certain nombre de préjugés d’extrême gauche (un vieux réflexe idéologique qui date de la guerre froide et même d’avant), et remet l’ensemble des problèmes du monde sur le dos du "diable" capitaliste: c’est lui accorder tout le pouvoir! De l’autre côté, vous avez des marchands tels Benetton, Starbucks ou autres qui prêchent pour une nouvelle "expérience", de (soi-disant) nouvelles valeurs, mais qui, au fond, ne veulent que vous vendre leur salade. Donc, vous avez deux idéologies qui mettent au centre de tout le "marché" capitaliste. Ces idéologies sont adverses, certes, mais complémentaires, puisqu’elles croient l’économie "responsable" et "capable" de tout.

Mais justement, l’économie n’est-elle pas aujourd’hui toute-puissante?
Non. Il est vrai que l’économie a pris une très grande importance, on ne peut le nier. Or, ce même système est en train de démontrer qu’il ne réussit pas à tout régler. La fameuse "égalité des chances" que promettait le capitalisme, prônée comme un trophée après la chute du mur de Berlin, est un leurre: le néolibéralisme est en train de tuer sa propre idéologie. C’est bien la preuve que cela ne fonctionne pas! Et cela, pour la raison suivante: même si on le voulait, on ne peut pas tout réduire aux "modes de production". Et on ne peut pas réduire l’homme au simple niveau de "travailleur". Ça ne marche pas.

Mais n’est-ce pas ce que font les grandes (et même les petites et moyennes) entreprises en sacrifiant toujours plus d’individus à leur profit?
Oui, mais elles surestiment leur pouvoir, car on constate le mécontentement des gens, qui ne fera que s’intensifier. Le politique a encore du pouvoir, il ne faut pas l’oublier. Le concept d’État-nation n’est pas encore désuet puisqu’il gère, en France, par exemple, 51 % des richesses. C’est une idée commune aux ultralibéraux et aux antimondialisation que d’accuser l’impuissance de l’État, mais ils se trompent. Si l’Europe se constitue en entité politique, elle peut redonner cette force aux États.

Comment dressez-vous la comparaison entre économisme et religion?
C’est simple: l’économie a pris une importance sacrée, elle a été mise au premier plan, considérée comme une sorte de spiritualité capable de sauver l’humanité. Elle a acquis un statut religieux, comme la politique l’a fait au XXe siècle.

Croyez-vous qu’aujourd’hui les gens soient encore convaincus que l’économie peut les sauver?
Ceux qui adhèrent à l’économisme, oui. Si vous lisez ou écoutez les économistes (les entrepreneurs, les patrons, les courtiers, les financiers, etc.), ils emploient un vocabulaire quasi religieux (voire obscur, que personne ne décode), et ils ont l’impression de détenir la solution aux malheurs de l’Homme: comme s’ils avaient eu une "révélation" que vous, pauvres mortels, ne pouvez pas comprendre. L’économie attire une attention digne d’un culte. Tous les médias ou presque sont à son service, c’est LA grande vérité. C’est une religion qui mélange à la fois le cynisme et le fanatisme. Il y a une conviction d’être dans le "Vrai", d’avoir escaladé 20 siècles d’histoire et d’avoir enfin découvert la solution à tous les maux!

Comment cela se manifeste-t-il?
Si vous lisez le Wall Street Journal, par exemple, vous voyez qu’ils nous prêchent chaque jour les Évangiles. Et on comprend à travers ces textes que l’on doit, par exemple, dégraisser une entreprise pour le bien de l’économie, donc de la société. Il faut se sacrifier pour que le culte soit rendu. Jusqu’à récemment, tout le monde croyait à cette idéologie libérale.

Vous voulez dire jusqu’au 11 septembre?
Oui, je crois que cela a marqué un changement, et montré que le néolibéralisme est en échec. Par exemple, j’étais aux États-Unis la semaine dernière, et on se rend compte que de plus en plus de conservateurs redécouvrent la notion de services publics: ils en ont eu bien besoin après les attentats contre les twin towers, même s’ils sous-finançaient ces mêmes services… On voit bien qu’une société ne fonctionne que si un certain nombre de secteurs ne sont pas soumis à la loi du marché. Donc, je crois que c’est un changement de cap.

Pour vous, il n’est pas question de voir les événements du 11 septembre comme une punition et une vengeance sur l’Amérique?
Non, cette interprétation est totalement débile. La vraie motivation du 11 septembre, selon moi, c’est la haine de la liberté que représente l’Amérique: et notamment la haine de la liberté des femmes. Un journaliste de Libération (Gérard Dupuy) a proposé cette interprétation: ce que l’on punit à travers cet attentat, ce sont les femmes qui travaillent, et, à travers elles, la liberté qu’on leur a cédée et qui traduit une dépravation des moeurs de l’Amérique et de l’Occident en général. Les musulmans extrémistes ne supportent pas cette "corruption". Pour eux, que les femmes travaillent, gagnent de l’argent, bref, se fassent voir, c’est la fin du monde. C’est une inquisition analogue aux croisades que l’Europe a connues jadis, ce sont des fanatiques.

Vous dites dans votre livre que le progrès des savoirs et des techniques n’est plus porteur du progrès moral. L’a-t-il jamais été?
Oui, je crois; mais, aujourd’hui, il faut bien faire ce constat: malgré le progrès technologique continu et l’amélioration des savoirs, la barbarie continue. Le combat contre la barbarie recommence à chaque génération. Les pires régressions sont possibles, comme on l’a vu chez nous lors du premier tour des dernières présidentielles. Le "mal" peut ressurgir et nous replacer devant des alternatives que nous croyions dépassées.

Vous accusez les antimondialisation et les capitalistes d’être simplificateurs, et vous renvoyez tout le monde dos à dos. N’est-ce pas un peu facile de critiquer les deux côtés tout en restant à sa place, dans une sorte de neutralité confortable?
Moi, je veux dénoncer l’emballement rhétorique des uns et des autres, et notamment celui de l’antimondialisation; même si celle-ci est utile, car le capitalisme, tel qu’il s’est développé, a besoin d’une opposition. Mais les militants antimondialisation ne sont que les adversaires dont la machine économique a besoin pour se régénérer. Ce que je prône, c’est un dialogue entre les deux, et que les premiers démontrent aux seconds les failles de leur système, pour que ceux-ci aient l’intelligence de le réformer. Les uns et les autres ne sont détenteurs que d’un aspect de la réalité. Il faut que l’on ravive l’intérêt pour la politique, que méprisent à la fois les antimondialisation et les néolibéraux.

Mais vous faites vôtre cette phrase de Nietzsche selon laquelle le pire ennemi de la politique, ce sont justement les convictions: comment croire en la politique si l’on n’a pas de convictions?
Il faut s’engager au nom d’un certain nombre de valeurs, mais garder l’esprit assez éveillé pour changer de point de vue lorsque c’est nécessaire: il ne faut pas que les convictions nous rendent aveugles aux événements. C’est un peu la tragédie du 20e siècle, au cours duquel les hommes et les femmes savaient que l’on exécutait des millions de gens au nom de la justice, mais n’ont rien fait, justement à cause de leurs convictions. Il faut distinguer les valeurs des convictions: on ne peut se permettre de tuer, de piller, de violer au nom de nos convictions, quelles qu’elles soient.

Misère de la prospérité
La religion marchande et ses ennemis
Éd. Grasset, 2002, 242 p.
Extraits:

"Quand les pays dits en développement protestent à juste titre contre le système international, ce n’est pas pour le détruire mais pour mieux y entrer."

"Le marché entre toujours dans nos vies avec notre complicité, parce que nous le voulons bien. S’il prend place dans notre intimité, met notre corps à l’encan, commercialise gènes, cellules, organes, c’est aussi avec notre consentement (…). Si l’imaginaire dominant de nos sociétés est un imaginaire marchand, c’est qu’il épouse mieux que tout autre le mythe de l’individu roi, exigeant d’avoir le monde à disposition."