Sylvain Lelièvre 1943-2002 : Témoignages
Société

Sylvain Lelièvre 1943-2002 : Témoignages

Le plus frappant chez lui était assurément la simplicité et le sérieux avec lesquels il exerçait son métier. Aurait-il été plombier, menuisier, livreur ou prince des grenouilles, son travail était celui d’un artisan qui, sans souscrire une traître seconde aux feux de la rampe, autrement que sur scène, préférait travailler attentivement et prudemment sur la matière brute dont on fait les chansons.

Le plus frappant chez lui était assurément la simplicité et le sérieux avec lesquels il exerçait son métier.

Aurait-il été plombier, menuisier, livreur ou prince des grenouilles, son travail était celui d’un artisan qui, sans souscrire une traître seconde aux feux de la rampe, autrement que sur scène, préférait travailler attentivement et prudemment sur la matière brute dont on fait les chansons.

Et quoique, entre Lettre de Toronto ou Marie-Hélène, il en ait composé des dizaines de très bonnes, immanquablement, on sentait encore que subsistaient chez lui bon nombre d’interrogations sur la méthode et la manière de faire, de joindre des airs de jazz et des arrangements sophistiqués aux propos du quotidien de manière originale et efficace. Cette exploration du tempo, qui au Québec lui valut quelques défaites, tout en lui procurant des plaisirs de pianiste, personne n’aura jamais eu l’audace de la relayer derrière lui.

Sylvain était aussi l’auteur d’un livre étonnant dont la trame et le décor s’effaçaient comme cette rue qui n’existait pas dans la Basse-Ville de Québec. On pouvait sans peine sentir ce que cette histoire d’initiation au monde chez un adolescent de la capitale contenait de biographique à travers les odeurs des collèges poussiéreux, les mots d’amour inconditionnels de l’adolescence. Pour le reste, la marge de son héros François, ce sentiment de vivre dans le monde hors du monde propre à Michaux, lui appartenait-elle? Avec l’âge, probablement plus.

Ce sont des conjectures.

Car Sylvain Lelièvre se livrait peu, je crois, ailleurs que dans ses amitiés intimes. Fasciné par ce que son oeuvre, particulièrement dans les années 80-90, contenait d’onirisme ou de petites terreurs stupéfiantes dans des titres comme Je descends à la mer ou La Complainte de l’enfant distrait, je regretterai qu’il ait été ainsi peu enclin à démonter la machine du rêve, et resterai perpétuellement perplexe sur la manière de nous amener au bord d’un vide exceptionnellement pur et des interrogations qui l’accompagnent.

Passé ces propos bien graves, faut-il ajouter qu’il était franchement sympathique et d’une intelligence redoutable.

Après bien des hésitations et le désir passager de quitter son métier, les dernières années furent l’amorce d’un retour en force. Rééditions, spectacles à guichets fermés ou presque, il s’était trouvé de bonnes salles, une belle étiquette, et son album ponctué par le passage d’un poisson rouge était empli de fort jolies choses dont il avait choisi de célébrer les anecdotiques inutilités avec humour, charme et légèreté. Un disque en spectacle était ensuite venu rappeler son indéfectible affection pour les notes noires du jazz. Sylvain manquera à bien des gens.

Toute la rédaction offre ses condoléances à son frère Denys, qui collabore régulièrement aux pages de ce journal.

Dans le but de proposer la candidature de Sylvain Lelièvre au prochain prix Denise-Pelletier, le poète et écrivain Pierre Morency ainsi que l’auteur-compositeur-interprète Michel Rivard avaient chacun rédigé il y a quelques jours un texte en forme d’hommage et de recommandation insistant particulièrement sur le travail de scène de Sylvain Lelièvre, dont nous reproduisons l’essentiel ici.

François Desmeules

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J’ai connu Sylvain en 1964, année où nous nous sommes retrouvés aux mêmes cours de littérature à la faculté des lettres de l’Université Laval. Très vite nous sommes devenus amis, partageant la même passion pour la poésie et la même volonté d’y consacrer notre vie. Déjà j’admirais chez lui une précoce maîtrise de l’écriture, une connaissance concrète de la langue, une intelligence remarquablement déliée, une générosité naturelle et simple qui le rendait disponible au partage de son savoir.

C’est à cette époque qu’il commença à se produire sur de petites scènes et à la radio pour y livrer ses propres chansons en s’accompagnant le plus souvent seul au piano. Dès ses débuts, il sut conquérir un public qui lui est resté, je crois, fidèle, car les thèmes de ses compositions ralliaient d’emblée les auditoires les plus variés. Parmi ses thèmes, on trouve: l’amour comme aventure capitale d’une vie, l’amitié, une vision humaniste du pays à faire, une aisance à passer de l’universel au quotidien, d’inscrire le quotidien dans l’universel.

Ce que j’aimais déjà chez Sylvain Lelièvre et que j’ai toujours continué d’admirer, aussi bien dans sa musique que dans ses textes, c’est le mélange de culture et de fraîcheur, la fidélité à ses origines, à ses gens et à son grand rêve, l’ouverture lucide sur le monde, la maîtrise des formes classiques et la constante invention de formes nouvelles.

Avec le temps, grâce à une détermination farouche et un travail incessant, sa présence en scène s’est affirmée, est devenue aisance, transparence et magnétisme.

En 40 ans de carrière, Sylvain Lelièvre n’a jamais cessé d’approfondir ses thèmes, d’affiner sa musique, d’y intégrer toutes les ressources du jazz, de faire de chacun de ses spectacles une fête humaine où l’humour se mêle à la gravité, où la musique se déploie en trouvailles subtiles, où la lucidité devant les douleurs du monde débouche toujours sur une célébration originale et joyeuse de la vie. Voilà une oeuvre de vraie santé, de parfaite maîtrise de ses moyens, mais aussi de liberté et d’invention. Une oeuvre cohérente aussi, sans maillons faibles, en constante évolution. Une oeuvre qui réjouit et qui, sans jamais devenir "intellectuelle", donne toujours à penser.

Assister à un récital de Sylvain Lelièvre, c’est découvrir, dans l’artiste accompli, un homme, un être humain disant, sur le mode chanté, les ombres et les lueurs de notre présence sur cette terre, les rêves et les désarrois des êtres souffrants, les chemins par lesquels l’amour avance vers plus d’amour, l’amitié vers une conscience aiguë des autres.

Pierre Morency

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Mon témoignage en est un de l’intérieur. Étant moi-même auteur-compositeur, je me fais le porte-parole de mes camarades créateurs ou interprètes pour vous signaler l’importance de Sylvain Lelièvre et de son oeuvre dans notre communauté culturelle; son influence, avouée ou non, est indéniable chez tous les jeunes auteurs de chansons qui ont émergé dans le dernier quart du siècle que nous venons de quitter; sa présence même dans le paysage artistique, depuis bientôt 40 ans, est un symbole de persistance dans la qualité, de constance et d’intégrité. Sylvain fait partie de ces artistes trop peu nombreux qui font de la chanson un art majeur et important, une forme vivante et accessible de la poésie.

Quelque part dans la seconde moitié des années 60, j’assistais au spectacle de Danielle Oderra, interprète exceptionnelle. Au milieu d’un répertoire où brillaient Brel, Ferré et autres monuments de la chanson française, elle eut l’audace de nous chanter quelques compositions d’un jeune auteur de Québec, Sylvain Lelièvre, alors inconnu du grand public montréalais. Je fus impressionné: non seulement ces chansons cohabitaient fort bien avec celles des monstres sacrés déjà mentionnés, mais en plus elles faisaient preuve d’une originalité et d’une personnalité étonnantes pour un auteur à ses premières armes. Je n’ai jamais cessé d’être impressionné… Quarante ans plus tard, l’auteur de chansons, de poèmes ou de roman, le compositeur fortement ancré dans la tradition de la chanson savante mais accessible, toujours réinventée, le pianiste autodidacte qui marie si bien le jazz à la chanson populaire dans son sens le plus noble, toutes ces incarnations de Sylvain Lelièvre ont fait de lui un artiste incontournable, un modèle et un exemple bien vivant de ce que la culture québécoise peut produire de durable et de grand…

Je crois fermement que Sylvain Lelièvre mérite la reconnaissance importante que représente le prix Denise-Pelletier. Le pays dont il défend depuis 40 ans la culture lui doit bien cette amicale accolade.

Michel Rivard