Société

Deux points de vue sur le conflit : Enquête interne

LIAD et ROWAN ont beaucoup en commun. Elles sont dans la vingtaine, vivent au Proche-Orient et militent pour la paix. Mais Liad est juive et Rowan est arabe. Internet aidant, nous avons réuni virtuellement ces deux jeunes femmes qui ne se connaissent pas pour leur poser les mêmes questions sur la vie, la mort et l’avenir du territoire qu’elles partagent. Y a-t-il vraiment une différence?

Liad Kantorowicz

Vingt-quatre ans, juive non pratiquante. Étudiante en "culture et politique du Proche-Orient", elle a beaucoup voyagé et vivait aux États-Unis jusqu’à tout récemment. Depuis son retour en Israël, elle milite au sein du groupe d’action non-violente Local’48. Certains membres de sa famille ne lui parlent plus à cause de son implication politique.

Rowan Al Faqih
Vingt-sept ans, palestinienne, musulmane non pratiquante. Travaille dans une ONG palestinienne dans le domaine de la santé. Elle a étudié en urbanisme et en développement régional au Liban, aux États-Unis, à Jérusalem-Ouest et parle quatre langues. Nous l’avons rejointe à Ramallah.

D’après vous, qu’est-ce qu’on ne sait pas sur ce qui se passe au Proche-Orient, qu’est-ce que les médias ne rapportent pas et devraient rapporter comme informations?
Liad: "Les médias ont tendance à mettre l’accent sur ce que le leader A a dit au leader B. Les déclarations, accords et autres documents officiels n’expliquent pas pourquoi les Israéliens subissent tous ces "actes terroristes". Au mieux, les médias essaient de montrer comment ces "terroristes" sont élevés et quelle sorte d’éducation ils reçoivent. Personne ne porte attention au fait qu’ils abandonnent leur droit à la vie parce que leur vie n’en vaut pas la peine. La raison derrière tout cela, c’est la réalité jour après jour d’une vie sous l’occupation. Couvre-feux, blocages, impossibilité de se déplacer, peur constante d’être arrêté, vivre continuellement sous surveillance militaire est ce qui rend l’occupation insoutenable, ce qui amène la violence. Les militaires sont là essentiellement pour protéger les nouveaux colons israéliens dans les territoires occupés. J’aimerais qu’il y ait une vraie discussion sur les motifs de leur présence à l’origine."

Rowan: "Les médias n’expliquent pas les raisons pour lesquelles les gens se suicident. Ils n’expliquent pas que c’est le dernier pays occupé dans le monde et que tous les mouvements de libération ont pratiqué la guérilla et ce qu’on appelle aujourd’hui "la terreur" parce que le "terrorisme" est la seule façon pour les civils sous occupation de se battre contre l’occupant. Les Algériens s’en sont servis contre les Français, les Français contre les Allemands, les Égyptiens contre les Anglais, etc. Les Palestiniens n’ont pas d’armée, d’avions, de tanks pour faire la guerre et se défendre. Je ne plaide pas en faveur de la violence et je ne suis pas en accord avec elle, mais le suicide bombing est la façon qu’ont trouvée des adolescents désespérés pour réagir à la colère et à l’humiliation. C’est aussi une manière de devenir des héros. Ce n’est pas différent des jeunes gens partout dans le monde qui s’enrôlent dans l’armée pour apprendre comment se battre et tuer."

Croyez-vous que les actions des kamikazes sont du terrorisme? Dans quelle mesure leurs actions se comparent aux attentats du 11 septembre?
Liad: "Ceux qui font des attentats suicide ici sont des gens tristes qui croient que leur mort vaut plus que leur vie, qu’ils n’ont rien à perdre et qui préfèrent mourir aujourd’hui d’eux-mêmes pour une cause trompeuse que demain à cause de l’armée israélienne et de son occupation obstinée des territoires. Je considère leurs actes comme des actes terroristes comme je considère les opérations militaires dans les territoires comme des actes terroristes.

Je pense que c’est différent de ce qui s’est produit le 11 septembre. Seulement une poignée d’hommes se sont portés volontaires pour partir, mourir et tuer les autres le 11 septembre. Parmi les Palestiniens, les volontaires sont très nombreux. Il y a vraiment quelque chose dans une société si autant de personnes veulent mourir. C’est différent dans le cas de l’organisation Al-Quaida."

Rowan: "Je ne sais pas trop quoi répondre à cela. Je pense que le mot terreur est devenu prisonnier de ce à quoi les forts et les méchants veulent l’associer. Je pense que le 11 septembre a contribué à une certaine confusion dans le monde entre ce que c’est que de se battre pour une cause et ce qu’est un acte d’agression sans explication ni raison. Comment se fait-il que d’un côté, des centaines de bombes, de missiles et d’explosifs sont définis comme une guerre et que de l’autre, on appelle terreur 10 kilogrammes d’explosifs enroulés autour de la taille de quelqu’un? Au bout du compte, des innocents sont tués sauf qu’on donne de la légitimité à un geste mais pas à l’autre. J’éprouve de la sympathie pour les individus qui ont été tués ou qui ont perdu des proches, mais pour être honnête, je n’ai aucune sympathie pour le gouvernement américain et ses politiques. Ce qui s’est produit le 11 septembre est le résultat d’une haine et d’une douleur que les États-Unis ont alimentées partout dans le monde et, à ce titre, ce qui se passe ici est un exemple. Le gouvernement américain donne chaque année 5 milliards de dollars à Israël pour lui permettre de tuer, d’humilier et de battre une population sans défense de 3 millions de personnes sans jamais recommander la justice."

Avez-vous l’intention de quitter le pays et d’aller vivre ailleurs? Quand?
Liad: "Non. J’ai vécu la moitié de ma vie aux États-Unis et juste au moment où je planifiais revenir, la deuxième Intifada a débuté. J’ai décidé de revenir quand même. J’aime ce pays et je veux le rendre meilleur. Il y a beaucoup de choses à faire ici. Je préfère cela à aller vivre ailleurs où je serai moins utile."

Rowan: "Non."

De quoi avez-vous le plus peur?
Liad: "J’ai très peur de ce que ça prendra pour que les combats prennent fin. Je pense que le changement doit venir du côté d’Israël avec l’appui de l’opinion publique, pas seulement par le biais d’une intervention internationale. Les Israéliens vont devoir perdre beaucoup de leurs proches avant de réaliser que cette guerre n’en vaut pas la peine, comme ce fut le cas au Liban. On sait statistiquement que plusieurs Palestiniens meurent pour chaque décès du côté israélien. J’ai peur que beaucoup d’Israéliens et de Palestiniens meurent avant de réaliser que ça ne mène à rien de tuer et de mourir."

Rowan: "J’ai peur qu’un matin, les Israéliens viennent avec des autobus pour transférer les Palestiniens de l’autre côté de la frontière, en Jordanie (cette fois-ci, il n’y a pas de trains disponibles)."

Où trouvez-vous du réconfort et de l’espoir?
Liad: "Je vois beaucoup de jeunes gens qui commencent à poser des questions, certains allant jusqu’à résister activement contre le gouvernement israélien. Ça a beau sonner comme un cliché, ce sont eux, je crois, qui vont amener le changement. Je vois de l’espoir dans le nombre grandissant de gens qui refusent, de soldats qui ont servi dans cette guerre mais parlent contre elle."

Rowan: "Je trouve du réconfort dans l’idée que nous devons bien croire à quelque chose. Les Palestiniens savent que ce qu’ils demandent est leur droit. Je trouve de l’espoir dans le fait que la justice va bien devoir être trouvée un jour. Que le monde ne peut pas être aveugle à jamais. Qu’il y a encore des gens qui sont capables de faire la différence entre le bien et le mal."

Croyez-vous en Dieu?
Liad: "Oui, mais pas dans le sens conventionnel du terme. C’est très personnel… Je ne crois pas en une religion organisée. Je souhaiterais que religion et politique ne soient pas aussi mélangées dans cette région…"

Rowan: "Parfois…"

Auriez-vous voulu naître ailleurs dans le monde?
Liad: "Non, je suis née Ashkenaze, dans la classe moyenne avec la citoyenneté israélienne. Cela me situe dans le groupe le plus important sur le plan démographique et je m’en sers pour faire changer les choses. (Avec les Juifs Sépharades, les Ashkenazes représentent le quart de l’électorat israélien et un nombre important de sièges à l’assemblée de la Knesset. Ces deux groupes sont associés à la tendance ultra-religieuse de la société israélienne.) Si j’étais née Palestinienne ou Américaine, je n’aurais pas pu utiliser mon statut de la sorte pour changer les choses."

Rowan: "Non."

Croyez-vous pouvoir voir la paix de votre vivant?
Liad: "Oui."

Rowan: "Je ne sais pas."?