Société

Le jeu de la morale: Les réponses

La semaine dernière, vous avez été encore nombreux à participer au second Jeu de la morale, intitulé cette fois Le journaliste et le meurtrier.

Notre chroniqueur, Richard Martineau, décrivait le problème moral suivant: en 1979, Jeffrey MacDonald est condamné à trois termes de prison à vie pour le meurtre de sa femme et de ses deux filles, même s’il avait toujours clamé son innocence. Le journaliste Joe McGinnis a réussi à convaincre MacDonald de collaborer à l’écriture d’un livre qui allait relater cette histoire tragique, en lui promettant que le livre allait prouver son innocence. Un contrat fut même signé: le prisonnier acceptait de se livrer en échange de 33 % des droits d’auteur. Or, le livre paru en 1983 affirme que MacDonald est bel et bien coupable et qu’il est même un dangereux psychopathe! Questions: l’attitude de Joe McGinnis est-elle morale? Un journaliste a-t-il le droit de feindre l’amitié et la complicité pour arriver à ses fins? N’aurait-il pas dû jouer franc jeu, et dire ouvertement où il se situait? L’hypocrisie est-elle un élément essentiel du travail journalistique?

"Non, l’hypocrisie n’est pas nécessaire à l’exercice de notre métier, croit Anne-Marie Dussault, animatrice et présidente de la Fédération des journalistes du Québec. Je pense, au contraire, qu’il faut défendre les valeurs de transparence. Et un journaliste, à la base, ne doit jamais marchander son indépendance journalistique avec un contrat. À partir du moment où il le fait, on ne peut plus considérer qu’il s’agit d’actes journalistiques. Je pense qu’avoir recours à une certaine ruse pour traquer la vérité est possible dans certaines circonstances quand il s’agit de l’ultime recours. Dans son cas, il aurait pu recueillir l’information sans le mensonge. Je n’ai moi-même jamais eu recours à des mensonges pour amener des gens en entrevue, et j’ai fait du journalisme d’enquête. Il ne faut pas renoncer à son indépendance et sa distance journalistiques. Cela ne se marchande pas."

Michel Auger, journaliste affecté aux affaires criminelles au Journal de Montréal, estime que "s’il a menti depuis le début, McGinnis a fait preuve d’un manque d’honnêteté. Moi, je dis tout le temps qu’un journaliste ne peut jamais conter de mensonges, mais il n’est pas obligé de dire toute la vérité au même moment. Tu peux avoir de l’information sans nécessairement la dire à la personne que tu interviewes, pour garder des cartes dans ton jeu. Mais il ne faut pas monter une histoire basée sur le mensonge. Si les journalistes dérogeaient tous à la règle de base qui dit de ne pas mentir, les gens n’auraient plus confiance en leur parole".

Voici enfin, en vrac, un échantillon de vos réactions. Le choix fut difficile, très difficile, mais pour lire d’autres opinions, visitez le site www.voir.ca/morale. N’oubliez pas de réagir au prochain Jeu de la morale…

Le fait d’avoir recueilli toutes ces informations en mentant effrontément à tous et en les utilisant à son profit est, pour moi, indéfendable. Le but visé n’était même pas une excuse louable. Raconter l’histoire à partir d’une recherche décente, pour ne pas dire honnête, voilà un travail journalistique "respectable". Un effort d’honnêteté intellectuelle est toujours estimable. Et tout ça pour des dollars. Quelle tristesse!
Francine Vallée

Un journaliste n’est certainement pas au-dessus de tout soupçon de parti pris. À l’instar de tout commerçant, il vend quelque chose. Il vend un point de vue. Séduire, convaincre et vendre impliquent une stratégie de la mise en forme, un jeu de l’image, un art du maquillage. La question de l’hypocrisie et de l’abus de confiance est la même chez les saints que chez les avocats, les politiciens, les scientifiques ou le corps clérical. Existe-t-il une profession dont le titre confère à son porteur immunité, incorruptibilité ou objectivité? Non. C’est l’hommerie qui devrait être mise en question ici, pas le métier de journaliste. Le plus simple événement recèle une causalité aux ramifications parfois complexes et cachées, et le public est un voyeur et un consommateur de sensationnel. Entre ces deux feux, on trouve le reporter qui doit "faire passer" son article, et le média diffuseur qui veut vendre sa salade. Dans ce contexte, l’objectivité est un voeu pieux. L’intégrité est un idéal. Le désintéressement est un mensonge. MacDonald et McGinnis avaient conclu un pacte sur la base d’une exploitation réciproque. Un pacte entre deux hommes avides de vendre au public une prétendue vérité. Peu importe sa teneur, la vérité ne se marchande pas sans y perdre des plumes sur le tranchant de l’interprétation et du pouvoir. La duperie de McGinnis n’est pas celle d’un journaliste: elle est celle de l’individu McGinnis entretenant un double jeu et une ambition pécuniaire, en complicité avec l’individu MacDonald, désespéré d’être innocenté et d’en tirer un profit du même coup.
Francis Dubois Torres

Pour informer le public, les journalistes doivent parfois présenter leurs intentions sous un jour plus flatteur que réaliste. Mais dans ce cas, je crois que la fin n’en justifie pas les moyens. Si je comprends bien, le but ultime était de publier un livre et une opinion; un auteur ayant à coeur l’information aurait au moins présenté la position de MacDonald et de ses proches, quitte à conclure en offrant sa propre opinion. Le journalisme, comme presque toute occupation humaine, nécessite une certaine hypocrisie, une propension à remodeler la vérité pour plaire ou arriver à ses fins (comme un vendeur de souliers, un politicien, un activiste ou un médecin doivent le faire, chacun à sa manière). Je crois que c’est accepté (jusqu’à un certain point) en société si, globalement, le travail est bien fait et que les entorses à la vérité font moins de tort que de bien. Ce qui n’était pas du tout le cas pour McGinnis. Un journaliste doit avoir à coeur la vérité et l’information, non le parti pris et le sensationnalisme. Recueillir de l’information pour en tirer profit sous de fausses représentations n’est pas une règle sociale acceptée. Condamné.
Isabelle Leblanc