Entrevue avec Joseph E. Stiglitz : Un homme d'exception
Société

Entrevue avec Joseph E. Stiglitz : Un homme d’exception

L’ancien économiste en chef de la Banque mondiale, JOSEPH E. STIGLITZ, vient de publier un livre dans lequel il dénonce… la mondialisation! La Grande Désillusion (Fayard) dénonce les règles du jeu du commerce international. Entrevue avec un Nobel devenu rebelle.

"Aujourd’hui, la mondialisation, ça ne marche pas. Ça ne marche pas pour les pauvres du monde. Ça ne marche pas pour l’environnement. Ça ne marche pas pour la stabilité de l’économie mondiale."

"Telle qu’on l’a préconisée, la mondialisation paraît souvent remplacer les dictatures des élites nationales par la dictature de la finance internationale."

"Pour des millions de personnes, la mondialisation a aggravé leur situation car elles ont perdu leur emploi, et leur vie est moins sûre qu’avant. Elles se sentent de plus en plus impuissantes, confrontées à des forces qui échappent à leur contrôle. Leur démocratie est minée, leur culture érodée."

Ces propos ne sont pas tirés du dernier pamphlet de Noam Chomsky, encore moins de celui de José Bové ou même de Naomi Klein. L’auteur de ces diatribes porte plutôt complet-cravate et parle d’ajustement structurel aussi aisément que de météo. Son curriculum vitæ comprend même un passage à la Maison-Blanche comme conseiller économique et un prestigieux poste d’économiste en chef à la Banque mondiale. C’était toutefois avant que cet homme de 58 ans, Joseph E. Stiglitz, ne retourne son veston de bord et devienne dissident du pouvoir économique mondial. Autrefois chantre de la mondialisation, cet Américain en est devenu un virulent critique en constatant à quel point les rouages au sein des institutions financières internationales ne tournaient pas rond.

Aujourd’hui, Stiglitz dénonce les excès de la mondialisation sauce néolibérale dans un pavé qui vient tout juste de paraître, La Grande Désillusion (Fayard). "J’ai constaté que plusieurs des règles gouvernant le système économique sont complètement injustes et que l’Occident a organisé la mise en place de la mondialisation de façon à recevoir une part disproportionnée de ses bénéfices, aux dépens du monde en développement", affirme Stiglitz en entrevue téléphonique de l’Hôtel Majestic de Barcelone, où il prononce des allocutions à ce sujet.

Après des années d’enseignement et de recherches théoriques dans de prestigieuses universités (MIT, Yale, Princeton, Oxford et Stanford), Stiglitz passe à la pratique. En 1993, il se joint au Council of Economic Advisers du président Bill Clinton, un comité de trois experts en matière économique. Puis, en 1997, il entre à la Banque mondiale comme vice-président et économiste en chef. "Notre rêve: un monde sans pauvreté", proclame la devise de la Banque. Stiglitz déchante vite: il se rebelle publiquement contre des décisions contradictoires de la boîte et celle de sa voisine de la 19e Rue à Washington, le Fonds monétaire international (FMI). L’homme au franc-parler irrite ses collègues en demandant des débats plus ouverts sur les politiques des institutions internationales imposées aux pays en développement et en remettant en question une "libéralisation programmée par et pour les pays occidentaux"…

Devant l’intransigeance de son patron James Wolfensohn, qui le menaçait de lui montrer la porte, Stiglitz a décidé de la claquer, fin 1999. "Plutôt que d’être muselé, j’ai décidé de partir. Demeurer silencieux alors qu’on suit de mauvaises idées aurait été une forme de complicité", déclarait à l’époque au New York Times celui qui enseigne aujourd’hui au Département d’économie de l’Université Columbia (New York). Prestigieux prix de consolation, Stiglitz reçoit, en compagnie de deux de ses collègues américains, le Nobel d’économie 2001 pour ses travaux sur l’économie de l’information. Et maintenant, il traduit ses frustrations et ses critiques en 325 pages, un ouvrage vindicatif très personnel, qui se veut un cri d’alarme pour une réforme en profondeur des politiques du commerce international.

La "grande désillusion", c’est en fait ce qu’il a vécu durant sept ans à Washington, où il a assisté à la difficile transition en Russie, à la crise asiatique, aux réformes contestables en Amérique latine et à l’enlisement de l’Afrique. À la première personne du singulier, Stiglitz dévoile ce dont il a été témoin de l’intérieur. "J’écris ce livre parce que j’ai directement constaté, quand j’étais à la Banque mondiale, l’impact dévastateur que peut avoir la mondialisation sur les pays en développement, et d’abord sur les populations pauvres", raconte le dissident.

"La guerre technologique moderne est conçue pour supprimer tout contact physique: les bombes sont jetées de 15 000 mètres d’altitude pour que le pilote ne ressente pas ce qu’il fait, écrit-il pour illustrer ses dires. La gestion moderne de l’économie, c’est pareil. Du haut d’un hôtel de luxe, on impose sans merci des politiques que l’on repenserait à deux fois si l’on connaissait les êtres humains dont on va ravager les vies."

Injustice et iniquité
Il ne faut pas s’y méprendre: Joseph Stiglitz n’est pas contre la mondialisation ("elle est potentiellement capable d’enrichir chaque habitant de la planète"), mais bien "contre la façon dont elle est gérée, une façon qui doit être radicalement revue".

"Le plus dramatique exemple est l’hypocrisie des échanges, se désole-t-il, car on prétend faussement aider les pays pauvres. Par exemple, le FMI et la communauté internationale leur demandent d’ouvrir leur marché en échange de leur aide financière. Or, ils sont inondés de produits venant des pays du Nord, alors que ces derniers imposent quotas et barrières tarifaires aux importations provenant de pays en développement. De plus, le total des subventions agricoles dans le Nord dépasse le PIB de l’Afrique subsaharienne. Les pays du Sud n’ont aucune chance d’être concurrentiels dans ces conditions: ils ont même vu la valeur de leurs produits chuter sur le marché international en raison d’accords commerciaux. Et quand les compagnies étrangères investissent dans ces pays-là, grâce à la libéralisation du marché des capitaux, il n’y a rien qui leur revient: tout est rapatrié dans les pays investisseurs. Bref, les politiques des pays occidentaux ne servent qu’eux-mêmes."

Pire encore, croit-il, "le plus gros problème, c’est le fonctionnement du système financier international". Un exemple? Pour lui, l’Argentine illustre l’échec des stratégies du FMI, le sixième en moins de six ans après la Thaïlande, la Corée, l’Indonésie, le Brésil et la Russie. En échange d’une aide financière (prêt à l’ajustement structurel), le FMI a imposé une politique d’austérité, dite "thérapie de choc" (compressions des dépenses publiques en santé et en éducation, privatisation des entreprises, hausse des taux d’intérêt, libéralisation des capitaux, ouverture du marché) qui s’est avérée désastreuse. "Les façons de faire du FMI n’ont non seulement pas réglé le problème rapidement, mais elles ont causé une crise majeure", affirme-t-il. Autre exemple, les banques occidentales tirent profit de l’assouplissement du contrôle sur les marchés des capitaux en Amérique latine et en Asie, mais "ces régions souffrent quand les capitaux spéculatifs des investisseurs étrangers qui y sont afflués sont brusquement retirés", décrit-il, rappelant ainsi une cause de la crise asiatique de 1997. Selon Stiglitz, qui a constaté les dégâts de l’Éthiopie à l’Équateur, la mondialisation devient une mise sous tutelle des économies nationales.

Paradoxalement, écrit ce néokeynésien, "en 1944, on a créé le FMI parce qu’on estimait que les marchés fonctionnaient souvent mal, et le voici devenu le champion fanatique de l’hégémonie du marché".

Si Stiglitz n’est pas le seul à exprimer ce genre de critiques, il représente la première et la seule personne à le faire avec autant de crédibilité, à dévoiler les coulisses des institutions internationales. "Je sais que plusieurs personnes au FMI et à la Banque mondiale ont acheté le livre dans les librairies de Washington et sont en train de le lire. Quelques-unes ont dit qu’elles l’ont trouvé intéressant. Assez, j’espère, pour y tirer des leçons", raconte celui qui se défend bien de jouer le gérant d’estrade et de verser dans la rancoeur.

Méchant programme
Devant une "mondialisation qui n’a pas tenu ses promesses", Joseph Stiglitz réclame du changement. "Il faut réformer ces institutions (notamment le FMI), accroître leur transparence, les démocratiser, faire plus de place aux pays en développement, mieux informer les citoyens sur ce qu’elles font, surtout ceux qui vont subir les effets de leurs décisions", indique-t-il.

Stiglitz se dit aussi en faveur de l’annulation (ou, du moins, l’allègement) de la dette des pays du tiers-monde, de l’instauration d’une taxe sur les transactions financières (la taxe Tobin), de la promotion du commerce équitable et du développement durable, d’une meilleure réglementation bancaire, d’une meilleure place à l’État comme promoteur de la justice sociale, etc. Certes, son programme est ambitieux, et il le reconnaît. "Mais ce sont pourtant des choses essentielles, des choses que je n’ai pu défendre à la Banque mondiale. J’essaie maintenant de créer un mouvement, de sensibiliser les gens sur ce qui se passe vraiment au sein de ces institutions: le sceau du secret et le musellement des pays en développement."

"Élevons la voix, parlons haut, en finit-il par conclure. Nous ne devons pas rester passifs." Troquera-t-il la cravate pour la pancarte? "Je ne pense pas!" pouffe l’auteur.