Investissement responsable : Action-réaction
Société

Investissement responsable : Action-réaction

L’assemblée annuelle des actionnaires de la compagnie La Baie, tenue la semaine dernière à Toronto, a été prise d’assaut par des investisseurs responsables. Ces actionnaires militants ont réussi à mettre de la pression sur la compagnie pour qu’elle dévoile enfin ses activités douteuses en Afrique. Comme quoi l’investissement éthique gagne du terrain. Voici les dessous de l’affaire.

À qui feriez-vous appel si vous aviez besoin d’aide pour améliorer le sort des travailleurs du textile dans un pays d’Afrique comme le Lesotho? À qui feriez-vous confiance si vous saviez que ces ouvriers travaillaient dans des conditions que le Center for Research on Multinational Corporations et le Trade Union Research Project comparaient l’année dernière à de l’esclavage? À un pompier, bien entendu. Qui d’autre qu’une personne qui court vers l’appartement en flammes duquel vous vous échappez mettra autant d’énergie à sauver des gens qu’elle n’a jamais vus?

C’est ce que se sont dit les membres de SHARE (Shareholder Association for Research and Education), il y a deux ans, quand ils ont voulu demander à La Baie de faire rapport sur les conditions de travail dans les usines de ses sous-traitants au Lesotho.

C’est que c’est fort, un pompier. Tellement fort qu’avec une toute petite proposition d’actionnaires sommant la Compagnie de la Baie d’Hudson de donner de l’information sur ses activités au Lesotho, les membres du Régime complémentaire de retraite des pompiers du Québec (section Verdun) ont fait bouger les plaques tectoniques de la finance canadienne!

Il n’y aura probablement pas de parade, ni de casquettes à l’effigie de leur caserne dans les boutiques de la rue Sainte-Catherine, mais avec 36 % des votes, la proposition des pompiers, présentée la semaine dernière lors de l’assemblée annuelle des actionnaires de La Baie à Toronto, a fait bien plus qu’établir un nouveau record canadien pour une proposition d’actionnaires à caractère social. Le résultat signifie que, comme l’explique Richard Bowes, président du Régime de retraite des pompiers: "Cette année,il y a des gros qui ont voté de notre bord."

Les "gros" sont les caisses de retraite et les investisseurs institutionnels, les "zinzins" comme on les appelle parfois, qui contrôlent environ 60 % des actions canadiennes de compagnies inscrites à la Bourse et qui n’ont pas l’habitude de se préoccuper de l’environnement ou de la justice sociale.

On ne sait pas lesquels ont voté pour la proposition des pompiers de Verdun. Le plus gros de ces investisseurs, la Caisse de retraite des enseignants de l’Ontario, Teachers, avait annoncé qu’elle voterait contre la proposition, et la Caisse de dépôt et placement du Québec a dit qu’elle s’abstiendrait.

Mais pour obtenir 36 % d’appuis, il y a nécessairement des gros investisseurs qui ont décidé d’appuyer la proposition. Bob Jeffcott, analyste chez Maquila Solidarity, jubilait. "Ça veut dire que les investisseurs institutionnels embarquent. C’est un message puissant aux compagnies canadiennes: elles vont devoir prendre les préoccupations sociales et environnementales au sérieux et donner de l’information aux actionnaires."

Sans s’afficher, les caisses de retraite qui ont voté pour la proposition ont annoncé aux compagnies canadiennes qu’elles acceptaient un des principes de base de l’investissement éthique: les performances sociale et environnementale sont des facteurs intrinsèques de la performance économique. Les Zinzins ont aussi averti les compagnies canadiennes qu’ils ne voulaient plus de désastres de relations publiques qui ternissent l’image de marque de leur investissement, comme c’est le cas avec La Baie. Surtout quand ils peuvent être évités.

Pressions internationales
Depuis environ deux ans, plusieurs ONG comme Maquila Solidarity recevaient des informations inquiétantes sur les conditions de travail dans certaines usines du Lesotho où sont fabriqués les vêtements Truly et Cherokee, deux marques maison exclusives à La Baie. Les rapports faisaient état d’activités antisyndicales, de femmes enceintes forcées à travailler debout, de travail supplémentaire imposé et de congédiements abusifs.

À l’origine, Maquila Solidarity et l’ETAG (Ethical Trading Action Group) ne voulaient pas mener une campagne publique. "On croyait que La Baie serait une compagnie avec qui on pourrait travailler, explique Bob Jeffcott. Sur papier, elle a un des meilleurs codes de conduite de l’industrie." Mais quand la compagnie a refusé de partager les résultats de ses études sur les conditions de travail de ses sous-traitants au Lesotho, l’ONG a changé de stratégie. "Les travailleurs ont eu le courage de parler publiquement de leurs conditions de travail. Pourquoi La Baie n’aurait pas le courage de faire la même chose et de leur présenter leurs rapports? Pas à moi, mais à eux, aux travailleurs!"

"L’image de La Baie commençait à être égratignée et ça, ça vaut des sous pour les investisseurs, ajoute Lise Parent, responsable de la campagne pour le placement responsable d’Amnistie internationale Canada section francophone. C’est une question tout à fait économique. Les caisses de retraite placent l’argent des particuliers et ça suppose qu’elles prennent en considération tous les risques d’un investissement."

Lise Parent qualifie le vote de La Baie de spectaculaire, mais elle hésite avant de tenir pour acquis que les Zinzins ont assimilé les principes de l’investissement éthique. Elle note que, contrairement aux caisses de retraite américaines, aucune caisse majeure au Canada n’a d’analyste en charge des questions sociales et environnementales. "La bonne volonté est là, mais elles ne savent pas trop comment s’y prendre. C’est comme un projet pilote. Tout le monde regarde aller tout le monde."

Richard Bowes, lui, espère que les Zinzins vont s’organiser rapidement parce que le sort des travailleurs du textile de l’Afrique centrale, c’est lourd à porter pour les 69 membres de la petite Caisse de retraite des pompiers de Verdun. "L’action de La Baie est à la baisse, et il faut payer tous mes déplacements quand je participe à des réunions à Toronto. Les gars commencent à se demander si c’est à nous autres de faire ça. Mais d’un autre côté, si on ne s’en occupe pas, qui va le faire? C’est notre mandat de s’occuper du risque."

Et tant pis s’il faut bousculer tout l’establishment financier canadien en chemin…