![L'économie Internet : La fin de l'eldorado](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/09/13044_1;1920x768.jpg)
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L’économie Internet : La fin de l’eldorado
C’était la frénésie. Les jeunes entrepreneurs de la Net économie se voyaient tous millionnaires du jour au lendemain. La belle vie, les grosses voitures… C’était avant. Aujourd’hui, les rêves s’envolent. La débâcle des titres boursiers et la crainte des investisseurs ramènent les travailleurs de la Toile à la réalité. La récréation est terminée.
Alec Castonguay
Photo : Victor Diaz Lamich
"J’avais 25 ans, j’étais un petit jeune et je manquais d’expérience. Et c’était la folie, on a vu grand…" Trop grand? Alexandre Guillaume est brillant et il aime la nouvelle économie. Comme des centaines d’entrepreneurs aux idées bouillantes, il a tenté sa chance sur le Web, en 1997, au milieu de la tempête qui secouait le continent. Sa compagnie, Kitmedia.com, voulait assister les entreprises désirant placer de la publicité dans les médias. Le site a fermé deux ans plus tard et les cinq employés ont perdu leur emploi. "Je n’ai pas pu trouver le capital nécessaire pour continuer", dit-il, sans amertume. Il est aujourd’hui de retour au bercail et travaille dans "l’ancienne économie", comme conseiller en multimédia chez Cossette Communication.
Alexandre Guillaume est un exemple parmi tant d’autres. Des centaines d’ambitieux se sont fait renverser par "l’arrêt des folies", comme ils le décrivent eux-mêmes. Gérard Spatafora a mis les pieds au Québec en 1998, dans un moment fort de la "bulle Internet". "En France, ils sont très en retard, explique le président et fondateur de Vertical Communication. Je voulais lancer mon entreprise, alors j’ai traversé ici." Après avoir démarré des sites spécialisés pour les compagnies de bois (woodcenter.net) et les amateurs de vins (bluewine.com), il se rend vite compte que le marché est pris de vertiges. "Un de nos concurrents aux États-Unis a obtenu 69 millions $ pour grossir son entreprise. C’était le luxe total, ils avaient des grosses voitures et des salaires considérables, mais leur contenu n’était pas si bon. Ils ne répondaient plus à la demande et tout a planté."
Gérard Spatafora n’a donc pas été étonné de voir les illusions se dissiper à la toute fin des années 90. "On croyait n’importe quoi avant, lance-t-il. On s’est emballés un peu vite. Les gens finançaient à peu près tout, même si l’idée n’était pas si bonne." Des propos confirmés par l’analyste en technologie de l’information à Investissement Desjardins, David Dufresne. "Il y avait beaucoup d’excitation durant la période de 1997 à 2000, explique l’expert en capital de risque. On découvrait un nouveau médium et une nouvelle façon de faire des affaires. On investissait sur le potentiel d’être le premier arrivé. Tout le monde pensait que si des gens allaient sur un site, c’était suffisant pour être rentable. On voit bien que ce n’est pas le cas."
Ce dernier affirme que même si Desjardins n’a pas autant souffert des mauvais investissements que ses concurrents, surtout aux États-Unis, l’institution a tout de même appris la leçon. "Aujourd’hui, trouver du financement est plus difficile, souligne-t-il. Quand on voit arriver une entreprise "pointcom", on est plus prudent. Il faut que le plan soit bon et que le potentiel soit clairement démontré. Et on finance seulement ce qui est déjà en marche."
Gérard Spatafora a été témoin de la fuite des investissements et de la difficulté grandissante de trouver de l’argent frais pour mousser son projet. Il a été cofondateur des First Tuesday, des événements périodiques montréalais qui visaient à provoquer une rencontre entre les gens de la Net économie et les investisseurs. "Nous avions parfois 400 personnes, dont les plus gros financiers du Québec, comme les grandes banques et la Caisse de dépôt et placement, se rappelle-t-il. Il y avait une ambiance et des contacts uniques." Ces rendez-vous sont aujourd’hui presque morts "ou pas forts du moins!".
Trouble de vision
Internet devait s’avérer la nouvelle révolution industrielle et tous voulaient être sur les rangs pour arriver bon premier dans la course au profit. Certes, la Toile continue sa progression, mais le départ est plus lent que prévu. La Cité Multimédia de Montréal tarde toujours à afficher complet, même si plusieurs compagnies de la Net économie y ont pignon sur rue. Les incitatifs du gouvernement sont pourtant alléchants: crédits d’impôts et subventions de toutes sortes totalisent près de 63 millions $ depuis la création de la Cité en 1998. Pour l’ensemble du Québec, depuis 1996, les cadeaux aux créateurs d’emplois de la nouvelle économie atteignent 258 millions $, selon les prévisions d’Investissement Québec et des dépenses fiscales édition 2001 du gouvernement.
Est-ce que le gouvernement fait fausse route en encourageant une économie qui resterait un beau mirage? Pas du tout, d’après Alexandre Taillefer, ancien président et fondateur d’Intellia, vendue aujourd’hui à Quebecor et rebaptisée Nurun. L’histoire de cet entrepreneur est l’exemple type d’un success story. Âgé de 21 ans lorsqu’il lance sa compagnie en 1993, Alexandre Taillefer l’a quittée il y a deux ans pour démarrer un autre projet. Mais à ce moment-là, Nurun comptait 1500 employés et avait un chiffre d’affaires de 140 millions $.
Il est donc bien placé pour dire que faire de l’argent avec le Web est possible, mais aussi que beaucoup de ses comparses entrepreneurs ont fait fausse route. "Il ne faut pas voir la Net économie comme un monde différent, soutient-il. La question doit toujours demeurer la même: est-ce possible de faire des profits? Il faut les mêmes compétences de dirigeants que dans l’économie normale. Qu’on soit cordonnier ou propriétaire d’une compagnie qui agit sur le Web, les défis sont les mêmes. On doit répondre à un besoin des clients, trouver du capital pour grossir, gérer du personnel, etc. Rien n’est différent. Ceux qui l’ont pensé ont manqué leur coup."
Alexandre Taillefer n’a pas été surpris par l’éclatement de la bulle il y a quelque temps. "J’ai été étonné qu’il y ait une bulle tout court! Les marchés financiers ont surfait le phénomène." Aujourd’hui, le président d’Hexacto croit qu’on ne fait que "séparer le bon grain de l’ivraie".
Gérard Spatafora abonde dans le même sens. "Maintenant, il faut bien réfléchir au modèle de revenus qu’on doit avoir, estime-t-il, lui qui soutient que son site gclifestyle.com se porte très bien présentement. Ce n’est plus vrai qu’on peut faire de l’argent juste avec de la pub. Il faut être diversifié et utiliser Internet plus comme un outil que comme un produit en lui-même. Actuellement, c’est difficile d’avoir une boîte qui opère juste sur la Toile."
Retour au calme
Manque d’argent? D’expérience? De vision? De chance? Toujours est-il que plusieurs entrepreneurs "pointcom" se cherchent aujourd’hui un autre emploi. Est-ce un avantage d’avoir eu de l’audace? Ou sont-ils vus comme des perdants? Rémi Leblond est conseiller chez CGI. Il y a quelques années, il a tenté l’aventure sur la Toile avec trois amis. Rien n’a abouti, les obstacles au sujet du financement étant trop nombreux. "Pour ceux qui ont fait un petit bout sur Internet, je crois que c’est un avantage à l’embauche. Ça montre que tu peux avoir un esprit de leadership", croit-il.
Alexandre Guillaume est quant à lui fier de son parcours, même s’il a été de courte durée. "J’ai beaucoup appris et mon expérience peut être très utile pour une entreprise. J’ai maintenant une connaissance de la compétition, je peux gérer du personnel… Je n’ai eu aucun problème à en parler pour trouver un autre emploi." Il avoue cependant qu’il faut bien expliquer que le travail en équipe ne le gêne pas, les entreprises restant méfiantes à engager des anciens dirigeants de "pointcom". "Parfois, les cadres pensent qu’on va avoir trop d’initiative et faire notre petite affaire tout seul, puisqu’on a été à la tête d’une entreprise de la Net économie. Faut juste leur prouver le contraire."
Malgré les fissures de la nouvelle économie, faut-il perdre espoir? "Non, mais il faudra attendre quelques années encore, croit le professeur en communication de l’UQAM et spécialiste en nouvelles technologies Michel Cartier. L’eldorado est bel et bien fini pour un temps. Mais Internet va se transformer à mesure que la masse critique de personnes qui naviguent augmentera. Les entreprises qui survivront feront de l’argent comme de l’eau." La même utopie qui se poursuit? Si tous n’ont pas perdu confiance en l’avenir du grand Réseau, reste que l’ardeur a refroidi…