Société

Les businessmen face à leur responsabilité sociale : Double discours?

Dans leurs publicités comme dans leurs discours, les multinationales se vantent de plus en plus de respecter les droits et libertés, l’environnement, etc. Serait-ce seulement pour se donner bonne conscience ou leur responsabilité sociale est vraiment vérifiable? Le directeur du Groupe investissement responsable, François Rebello, est allé à une conférence à Washington pour entendre… des vice-présidents à la responsabilité sociale de multinationales (!). Et, surtout, pour vérifier si les grandes compagnies disent vrai…

Devant les pressions grandissantes exercées par les forces du "marché" que sont les consommateurs et investisseurs responsables, de plus en plus de multinationales ont engagé des vice-présidents à la responsabilité sociale. Il y a deux semaines, à Washington, avait lieu la Conférence sur les Principes Sullivan, un code de conduite sur les droits humains pour les multinationales, où quelques-uns de ces vice-présidents ont défilé sur la tribune pour démontrer leur influence sociale positive.

Pour un praticien de l’investissement responsable comme moi, c’était l’occasion d’approcher le décideur de près, de bien sentir ses motivations. Y a-t-il là une stratégie pouvant vraiment contribuer à sauver le monde?

À cheval sur les principes
Les Principes Sullivan sont inspirés de principes d’abord développés dans la foulée du mouvement noir américain contre l’apartheid en Afrique du Sud. En 1977, le révérend Leon Sullivan, premier Noir à siéger à un conseil d’administration d’une grande entreprise américaine (General Motors), précisa des façons de faire permettant aux entreprises de respecter le droit à l’égalité des Noirs tout en continuant leurs opérations en Afrique du Sud malgré une situation politique difficile. La non-discrimination dans l’accès aux cafétérias et aux toilettes, ainsi que l’égalité de la rémunération étaient au nombre des six principes alors formulés pour défier la loi de l’apartheid.

Il faut dire que c’est à la demande même de leaders noirs sud-africains opposés au boycott qui commençait alors à émerger sur les campus américains que Sullivan décida de construire un tel code de conduite. Craignant ce boycott, 12 multinationales signèrent les principes dès le départ dont GM, Ford, Union Carbide, Mobil et IBM. Le code exigeait aussi un monitoring sous l’égide du révérend Sullivan. Chaque compagnie reçoit alors une note témoignant du respect des Principes.

En 1985, Sullivan lance un ultimatum menaçant de commander un désinvestissement si l’apartheid n’était pas levé d’ici deux ans. En 1987, Sullivan réussit à convaincre des investisseurs valant plus de 500 milliards $ US de désinvestir. La même année, le Congrès américain adopte une loi imposant des sanctions économiques contre l’apartheid. Trois ans plus tard, l’apartheid tombait et Nelson Mandela était libéré. Reconnaissant le leadership déterminant de Sullivan, Mandela ira lui serrer la pince quelques mois après son élection en 1993.

Sullivan a-t-il retardé la chute du régime en permettant aux multinationales de continuer leurs opérations en Afrique du Sud? Il semble que ça ne soit pas la perception des victimes, en tous cas pas celle de Mandela lui-même. Décédé l’année dernière, Sullivan aura pu, pendant les années d’attente, améliorer concrètement le sort des Noirs travaillant pour les multinationales en Afrique du Sud. Mais il aura surtout contribué à grossir la boule de neige jusqu’à ce qu’elle puisse avoir un poids suffisant.

De cette lutte anti-apartheid a survécu l’idée d’encadrer les multinationales opérant en zones d’oppression. C’est en 1999, au siège social de l’ONU, que Sullivan lance, aux côtés du secrétaire général Kofi Annan, les Global Sullivan Principles auxquels plusieurs centaines de multinationales ont depuis adhéré. Parmi les huit principes, on trouve l’absence de discrimination et la liberté d’association, en plus de certains droits comme celui de recevoir une rémunération suffisante pour répondre aux besoins de base. Comme dans le cas de l’apartheid, plusieurs questions se posent quant à l’impact de tels codes sur les régimes répressifs. Peuvent-ils servir davantage à protéger l’image des multinationales qu’à améliorer le sort des populations?

De la frime?
Plusieurs exemples d’impacts positifs de "déclarations d’engagement" sont recensés. Par exemple, des leaders syndicaux du Guatemala ont été réembauchés après avoir été mis à pied injustement. En fait, il y a d’abord eu des accusations portées par des militants locaux contre un fournisseur de Liz Clairborne, une multinationale du vêtement, ces militants affirmant que le fournisseur avait mis à pied des travailleurs parce que ceux-ci tentaient de syndicaliser l’usine. Grâce à Internet, ces accusations ont fait le tour du monde.

Liz Clairborne, ayant signé un code incluant le principe de la liberté d’association, est intervenue en demandant au gouvernement du Guatemala de ramener les parties à la table. Quelques jours après, les travailleurs étaient réembauchés.

Autre exemple: le développement des énergies renouvelables. Alors que Shell affirme haut et fort, à grand renfort de publicité, son désir de développer des énergies moins polluantes que le pétrole, on pourrait douter des démarches concrètes de cette multinationale. Mais dans les faits, Shell investit. C’est 500 millions $ US qui auront été investis de 1997 à 2002 dans le développement des énergies éolienne et solaire. Pendant ce temps, Exxon Mobil, principal concurrent de Shell, refusait d’investir dans ces énergies renouvelables en arguant qu’aucune preuve n’existait pour démontrer l’existence de conséquences négatives sur l’environnement reliées à la combustion du pétrole…

Mais ces exemples réfèrent à des éléments vérifiables et sous le contrôle direct de la multinationale visée. Sur la question du respect des droits fondamentaux de la personne dans le contexte d’un régime répressif, la mesure est plus difficile à prendre. Pouvons-nous considérer comme socialement responsable une entreprise qui affirme s’assurer du respect des droits dans le cadre de ses opérations, alors qu’elle finance un régime répressif là où elle opère? D’abord, devrions-nous exiger que des vérifications indépendantes soient menées pour s’assurer du respect des droits dans le cadre de ses opérations, mais aussi devrions-nous nous assurer que l’entreprise ne laisse pas l’armée ou la police du régime perpétrer des crimes dans son intérêt? La cas de Shell au Nigeria témoigne bien de cette nécessité.

Une affaire douteuse
Shell est copropriétaire avec une société gouvernementale du Nigeria d’un consortium appelé la Shell Petroleum Development Company of Nigeria (SPDC).

Cette compagnie extrait du pétrole sur un territoire occupé par la tribu Ogoni. Cette tribu accuse la compagnie de polluer son environnement par le brûlage à la torche du pétrole et par des déversements de pétrole. Les accusateurs affirment que plusieurs membres de la tribu souffrent de graves problèmes de santé à cause des opérations de la compagnie.

D’autre part, Shell est accusée de cautionner la violence et même de demander qu’elle soit utilisée contre la tribu Ogoni. En fait, une communication de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (commission créée par l’Organisation de l’unité africaine, OUA) accepte en preuve plusieurs mémos échangés entre la SPDC et les forces de sécurité gouvernementales, parmi lesquels un mémo contenant une demande de la SPDC pour des "opérations militaires sans pitié". Dans cette communication qui rapporte la condamnation du gouvernement du Nigeria pour violation des droits de l’homme, la Commission affirme que ce gouvernement "n’a pas réussi à protéger la population Ogoni contre le mal causé par la SPDC mais au contraire a utilisé ses forces de sécurité pour faciliter les dommages".

Devant de telles affirmations provenant d’une commission crédible, comment Shell peut-elle vivre avec sa signature au bas des Principes Sullivan? La réponse du vice-président de Shell, Alan Detheridge, est sans équivoque: "Tout cela est faux."

La cour américaine aura à en débattre puisqu’un recours contre Shell a été déposé devant la Cour du District Sud de New York. La loi américaine (Allien Tort Claims Act) permet à un étranger de poursuivre devant les tribunaux des États-Unis une entreprise américaine pour violation de conventions internationales. La Cour suprême vient d’ailleurs de confirmer la recevabilité de la poursuite. La question sera donc éventuellement tranchée devant les tribunaux américains.

L’exemple de Shell au Nigeria illustre bien le risque élevé auquel font face les compagnies qui opèrent auprès de régimes répressifs. À moins de pouvoir compter sur des rapports indépendants et crédibles témoignant de son respect des droits de la personne, Shell risque bien de subir la foudre des consommateurs et investisseurs responsables. Shell n’est pas seule à devoir rendre des comptes; c’est le cas aussi de ses concurrents comme Unocal, Exxon Mobil, British Petroleum, Talisman et autres. De plus en plus, les multinationales devront se doter non seulement de codes de conduite reflétant les droits reconnus au plan international, mais aussi de vérifications indépendantes capables de témoigner de leur respect.