![Abribec : Tous aux abris… fiscaux!](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/09/13265_1;1920x768.jpg)
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Abribec : Tous aux abris… fiscaux!
Un collectif d’artistes a créé une "entreprise", Abribec, afin de dénoncer l’iniquité économique, l’évasion et les paradis fiscaux. Sa première action, une campagne d’affichage qui détourne la publicité "AGIR" du gouvernement, a eu des échos jusqu’à l’Assemblée nationale… Qui sont ces joyeux trouble-fêtes?
Tommy Chouinard
C’est quoi, Abribec?
C’est une nouvelle entreprise québécoise, filiale de Cagibi International, une multinationale en plein développement, qui désire offrir des abris fiscaux sur mesure à toute la population.
D’accord… Et quel est l’objectif de cette entreprise exactement?
Nous trouvions qu’il était important de créer une entreprise permettant à tous de bénéficier d’abris fiscaux, car à l’heure actuelle, seulement ceux qui ont les moyens d’échapper à leurs responsabilités sociales, les grandes compagnies en particulier, peuvent profiter de ces moyens de sauver de l’impôt…
Et quel genre d’abris fiscaux proposez-vous?
Nous proposons différents modèles pouvant convenir à tout le monde: le modèle Paradis (des coffres-forts situés dans les îles Caïmans), le Travailleur (un abri Tempo pour la classe moyenne) et le Portatif (un abri de fortune pour les sans-abri), etc.
Une blague? Une vaste fumisterie? Oui et non. Car si Johanne Chagnon se dit "actionnaire" d’Abribec, l’entreprise reste totalement fictive (même chose pour les supposés "abris", bien sûr), quoique son objectif et son message se veuillent très, très réalistes. Abribec et Cagibi International constituent en fait des entités subversives, sortes de "groupes de pression et d’action", pour reprendre l’expression de Johanne Chagnon, créés de toutes pièces par un jeune collectif de six artistes provenant du domaine des arts visuels, de la musique et du multimédia.
"Nous sommes avant tout des citoyens qui veulent dénoncer l’iniquité économique dans la société et le manque de justice sociale en utilisant une image de choc, estime Benjamin Muon, également actionnaire de la pseudo-compagnie. Par exemple, plusieurs entreprises paient peu ou pas d’impôts sur le revenu, et certaines reçoivent même des remboursements. Avant, les particuliers et les entreprises payaient chacun la moitié des impôts. Aujourd’hui, cet ordre est plutôt de 90 % payé par les particuliers et 10 % par les entreprises. Pourquoi les compagnies ont-elles le droit de se défiler de leurs responsabilités sociales?"
L’argumentaire d’Abribec, "suppôt de la nouvelle humanité fiscale", comme le veut son slogan, repose principalement sur des études émanant de la Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM. Une de celles-ci, traitant des impôts payés et ceux reportés par 390 grandes compagnies canadiennes en 1999, est pour le moins éloquente. En 1999, 103 firmes ont réalisé des profits de 11,3 milliards, mais elles n’ont déboursé en impôts (fédéral et provincial) que 394,5 millions de dollars, ce qui équivaut à un taux réel d’impôts de 3,5 %! Quelque 33 entreprises ont enregistré 1,8 milliard de profits sans avoir eu à sortir un seul sou de leurs poches pour fins d’impôts, tandis que 158 compagnies ont enregistré des profits nets de 25,6 milliards et payé seulement 10 % d’impôts. Et c’est sans compter les impôts reportés cette même année. Bref, les 800 entreprises canadiennes les plus importantes bénéficient d’un taux réel d’impôts payés en 1999 de 10,2 %…
"Je ne crois pas à l’argument selon lequel accorder un tel allègement fiscal aux entreprises permet systématiquement de créer plus d’emplois et de stimuler l’économie. Cet argent sert bien plus à la spéculation financière et à l’enrichissement de la compagnie, soutient Johanne Chagnon. Des entreprises subventionnées se sauvent aussi de l’impôt en cachant leur argent dans les paradis fiscaux (comme les îles Caïmans, terre d’accueil de l’évasion fiscale: 590 banques pour 49 citoyens!). Et en raison de ce manque de revenus provenant des compagnies, le gouvernement doit alors couper dans les dépenses publiques. Les citoyens sont perdants sur toute la ligne." En passant, pour Monsieur et Madame Tout-le-monde, un des seuls abris fiscaux encore existants, c’est le REÉR. Et là encore, il faut avoir les moyens d’investir un tant soit peu, ce qui n’est pas le cas de tout le monde…
La première action du collectif décriant cette réalité a eu des échos jusqu’à l’Assemblée nationale! Du 21 au 27 mai dernier, Abribec a lancé une campagne d’affichage dans une quarantaine d’abribus de la ville de Québec, faisant affaire avec Viacom, comme toute entreprise désireuse d’annoncer dans ces lieux. Leur affiche? Un détournement à la Adbusters de la campagne "AGIR" du gouvernement québécois. Au lieu de proclamer les vertus du gouvernement et des services à la population, l’affiche d’Abribec en dénonce plutôt les tares…
"AGIR contre les inégalités et les préjugés envers les personnes en situation de pauvreté! peut-on lire sur l’affiche. Des patrons qui cherchent des abris fiscaux pour eux et qui refusent que le salaire minimum sorte de la pauvreté; des profits sans plafond et une sécurité du revenu sans plancher pour couvrir les besoins essentiels. C’est-tu l’avenir qu’on veut? Une société responsable répond: Fini le temps des deux poids deux mesures!" D’après Johanne Chagnon, "il s’agit d’un moyen de reprendre le discours du gouvernement pour lui faire dire autre chose, ce sur quoi le gouvernement ne fait pas de publicité"…
Il n’en fallait pas plus pour agacer sérieusement le gouvernement. À sa demande, le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration, appuyé par la Direction générale de l’information gouvernementale, a demandé à l’agence Cossette (conceptrice de sa campagne) de réclamer à Viacom le retrait des affiches. L’argument invoqué? Le message d’Abribec violerait les droits d’auteur de la publicité gouvernementale. Comme le contrat ne durait qu’une semaine, les affiches ont finalement été retirées sans anicroche. N’empêche, toute autre campagne basée sur cette affiche pourrait faire l’objet de la même mesure…
"Ce qui est étonnant dans cette réaction du gouvernement, c’est que le message à la base n’est pas vraiment choquant, affirme Benjamin Muon. Il ne fait que décrire la situation de la pauvreté au Québec. C’est clair que le gouvernement n’a pas réagi parce qu’il y avait eu pastiche de son annonce. Si cela avait été le cas, il aurait poursuivi Zone 3 ou TVA à la suite d’un pastiche plus léger de sa campagne à l’émission Le Grand Blond. Le gouvernement n’a pas réagi à ce qui a été diffusé à la télé, alors qu’il a réagi à notre campagne… Pourquoi? Je pense que la raison est claire: le message les dérange. Et si ce message les dérange, car ils estiment même que c’est de la fausse représentation, je pense que c’est déplorable et menaçant, surtout quand on pense que nous sommes seulement des citoyens qui veulent amener un débat important sur la place publique."
Une affiche et un communiqué ont même été envoyés à tous les députés de l’Assemblée nationale. Seule Nathalie Rochefort, la députée "communautaire" du Parti libéral, a bien voulu rencontrer des membres du collectif… sans prendre aucun engagement. En passant, l’affiche peut être commandée sur le site d’Abribec (www.abribec.qc.ca) en signe d’appui au groupe.
Les membres du collectif n’entendent pas en rester là. D’autant plus que le politicien en vogue, Mario Dumont, propose un taux d’imposition unique. Celui-ci s’élèverait à 20 % (actuellement, les taux sont de 16, 20 et 24 %, selon la tranche de revenus), ce qui voudrait dire, selon plusieurs analystes, une baisse d’impôt pour les mieux nantis… et une hausse pour les plus pauvres. "Abribec n’est qu’une filiale de la multinationale Cagibi International, qui regroupera d’autres branches ayant d’autres projets. Entre autres, nous voulons créer une nouvelle norme ISO destinée aux compagnies, lancer une radio sur Internet et faire une action à Montréal cet automne." Bref, on va entendre parler d’eux.