Décriminalisation de la marijuana : Tourner autour du pot
Société

Décriminalisation de la marijuana : Tourner autour du pot

Comité au Sénat, autre comité à la Chambre des communes, projet de loi d’un député… Les politiciens n’en ont plus que pour la marijuana. Opteront-ils pour la décriminalisation au lieu de l’actuelle prohibition? Voir a posé la question à six experts, qui ont même voulu prédire quel sera le statut légal de la marijuana au Canada d’ici 10 ans. Attendez encore avant de sortir les plants de pot de la garde-robe…

C’est le début d’un temps nouveau. Les baby-boomers sont au Parlement. Le ministre de la Santé permet aux médecins de prescrire de la marijuana à des fins thérapeutiques. Le gouvernement canadien a même ses plants de pot bien à lui qu’il cultive dans une serre hydroponique quelque part dans une mine désaffectée du Manitoba.

Pierre-Claude Nolin, un sénateur conservateur – conservateur! -, préside le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, qui se penche sur les alternatives possibles à la politique canadienne en matière de drogues parce que, dit-il, "la politique canadienne ne fonctionne pas". Paddi Dorsney préside un comité parallèle de la Chambre des communes qui fait à peu près la même chose. Un député de l’Alliance canadienne a même tenté de dépasser tout ce beau monde au virage en proposant à la Chambre son propre projet de loi visant à décriminaliser la marijuana.

Mais justement, de quoi on cause? On parle de pot médical et de marijuana thérapeutique. On pèse et soupèse la décriminalisation, la déjudiciarisation, la dépénalisation et la légalisation du trafic, de la culture et de la possession. Pendant ce temps-là, 30 000 Canadiens ont été arrêtés l’année dernière pour possession de cannabis, et un million et demi d’entre eux ont un casier judiciaire pour la même raison.

Pour y voir un peu plus clair, nous avons demandé à six experts de prédire quel sera le statut légal de la marijuana au Canada d’ici 10 ans.

L’optimiste
Le sénateur Pierre-Claude Nolin préside le Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites. Le comité doit remettre au mois d’août son Rapport portant sur le cannabis.

"La politique canadienne ne fonctionne pas. Et ce n’est pas seulement ici qu’elle ne fonctionne pas. En gros, les politiques nationales n’ont pas d’influence sur l’usage de la marijuana et des drogues. À cause de la prohibition, on ne fait pas de prévention et encore moins d’éducation populaire.

Nous avons différentes options devant nous qui varient du blanc au noir, de la prohibition plus musclée jusqu’à la dépénalisation, c’est-à-dire le laisser-faire total. Entre les deux, il y a différentes variantes de décriminalisation, comme, par exemple, donner la directive aux policiers de ne pas appliquer les lois sur la possession.

À quoi ça pourrait ressembler? On pourrait légaliser la culture pour consommation personnelle. L’exemple qui revient le plus souvent est celui du vin qu’on peut faire chez soi à la maison dans le sous-sol, du moins au Québec.

Personnellement, je pense que le Canada est un terreau fertile pour faire preuve de leadership. Les Européens nous ont dit: Canada, allez-y, on vous regarde faire. Les Américains aussi nous ont dit la même chose. Pourquoi le Canada? Parce que tout le monde sait bien que l’administration américaine est l’empêcheur de tourner en rond. Les gens nous ont dit: ça ne bougera pas à Washington, mais si le Canada bouge, ça va bouger dans la population américaine. Cela dit, ça ne changera pas en deux mois. Disons deux ans. Peut-être 36 mois.

Dans notre rapport, nous allons recommander une politique publique, mais ce sera au gouvernement de décider. Je ne peux pas dire au ministre des Finances: va chercher trois ou quatre milliards de taxes avec ça. Le ministre des Finances est un grand garçon et il est capable de faire ça tout seul. Mais c’est certain qu’il y a déjà des gens qui font des calculs au ministère des Finances…"

Le réaliste
Réal Ménard représente le Bloc québécois au sein du Comité de la Chambre des communes sur l’usage non médical des drogues et médicaments.

"Nous sommes loin d’une situation concrète où le cannabis sera retiré du Code criminel, mais je crois que ça pourrait s’orienter vers la décriminalisation et surtout vers une stratégie canadienne antidrogue. Présentement, toute la question des drogues, que ce soit la prévention, la consommation, la lutte contre la demande et toutes les autres composantes d’une stratégie, est dispersée dans différentes instances décisionnelles et n’a aucune cohérence.

Je crois que d’ici cinq ou six ans, on va voir du changement. Le gouvernement n’aura pas le choix de prendre position, comme il n’a pas eu le choix de prendre position sur la question de la prostitution de rue, des cellules souches et des nouvelles méthodes de reproduction. C’est impossible que deux rapports soient déposés au Parlement sans que le gouvernement soit obligé de répondre!"

La prof
Marie-Andrée Bertrand est professeur émérite de criminologie à l’Université de Montréal. De 1969 à 1973, Mme Bertrand a siégé à la Commission d’enquête sur l’utilisation non médicale des drogues (commission LeDain), mise sur pied par le premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Dans son rapport final, la commission LeDain recommandait la décriminalisation de la possession de marijuana. Dans son rapport minoritaire, Mme Bertrand recommandait la légalisation de toutes les drogues.

"Permettez-moi de vous rafraîchir un petit peu la mémoire. Les bobos, ces bourgeois bohémiens dont vous êtes les fils et les filles, n’ont parlé que de ça de 1969 à 1973. J’ai devant moi 2000 pages de rapports et de témoignages contre les lois existantes. Bien sûr, on en parle, mais on en a déjà beaucoup parlé!

Ça fait 35 ans qu’on explique que la prohibition, c’est de la folie. Le sénateur Nolin a fait, à mon avis, un acte de grand courage, et il le fait avec infiniment d’intelligence. Mais ce gouvernement ne fera rien qui pourrait lui faire perdre quelques votes dans l’Ouest."

L’élève
Guy Ati-Dion prépare une thèse de doctorat en criminologie à l’Université de Montréal et il est aussi directeur et conseiller clinique d’un centre de formation en psychothérapie, la Humaniversity Québec.

"Mon impression, c’est que les choses vont changer. Je ne crois pas qu’ils vont rayer la possession du Code criminel, à cause des Américains et des traités internationaux, mais je crois que la loi ne sera plus appliquée. Elle l’est déjà très peu. Au maximum, 1 % des consommateurs de drogues ont déjà été arrêtés pour leur comportement. Personne ne s’empêche de fumer du pot par peur d’être arrêté! La loi ne marche plus et elle est même un peu ridiculisée.

Les politiciens d’aujourd’hui ont davantage expérimenté avec le cannabis et je crois que c’est ce facteur-là qui va permettre aux choses de changer. La possession pourrait être déjudiciarisée, c’est-à-dire qu’elle deviendrait une infraction mineure, comme un ticket de vitesse. Comme ça, les policiers auraient encore un outil pour aller chercher de l’information sur les réseaux de distribution sans donner de casier judiciaire à tous les fumeurs de pot."

Le mouton noir
Mike Niebudek est le vice-président de l’Association des policiers et policières. L’ACP représente 29 000 policiers municipaux et agents de la GRC.

"Nous sommes confiants que nos élus vont garder la tête froide dans ce débat-là. Nous croyons que les lois ne seront pas changées concernant la possession. Nous préconisons le statu quo et soutenons que ça correspond exactement à ce que veut la société nord-américaine moderne. S’il y a des lacunes dans le système actuel, c’est au niveau de l’éducation et du traitement.

Je crois que la majorité silencieuse des Canadiens est en faveur de la prohibition. C’est certain que des groupes comme le Parti Marijuana ont tout à gagner à se présenter devant le comité sénatorial, parce qu’ils veulent pouvoir consommer en toute impunité ces drogues qui, même si elles étaient décriminalisées ou légalisées, seraient toujours fournies par le crime organisé.

Il faut comprendre que la police n’a pas la mission de donner un dossier criminel aux gens honnêtes, aux gens qui consomment sporadiquement de la marijuana. Les policiers et les procureurs ont une grande discrétion."

Le militant
Marc-Boris St-Maurice est le chef du Parti Marijuana.

"On a déjà vu des montées de militantisme comme ça au Canada qui n’ont rien donné. La victoire n’est jamais garantie. C’est bien beau, le comité sénatorial qui va recommander la décriminalisation pour la septième fois en 25 ans, mais je n’y crois pas beaucoup. Les libéraux en parlent seulement parce que le reste de la société en parle et que s’ils ne disaient rien, ils passeraient pour des ignorants.

S’il y a victoire, je suis convaincu qu’elle va venir de la Cour suprême, qui doit se prononcer sur la constitutionnalité des lois sur la possession, la culture et le trafic du cannabis d’ici 12 mois. Si la Cour suprême prend la bonne décision, je suis convaincu que le cannabis va être légalisé dans les 10 prochaines années. Le parallèle, c’est la lutte pour les droits des gais et lesbiennes. La plupart des victoires ont eu lieu en cour. Ça ne s’est pas passé du jour au lendemain, mais 5 ou 10 ans plus tard, on en est à parler de mariage et d’adoption.

Il y a une seule chose dont je sois certain: dans 10 ans, les gens vont encore fumer du pot. Et les gens qui fument du pot vont s’en câlisser du contexte légal."