![La rivière Rupert menacée par Hydro-Québec : Un long fleuve pas tranquille](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/09/13353_1;1920x768.jpg)
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La rivière Rupert menacée par Hydro-Québec : Un long fleuve pas tranquille
Hydro-Québec a l’intention de construire un imposant complexe hydroélectrique de 1200 MW dans la région de la Baie-James. Or, pour ce faire, il faudra dériver (saccager, selon les opposants) la rivière Rupert, un joyau du patrimoine écologique québécois. ÉRIC GAGNON, coprésident du groupe Révérence Rupert, s’y oppose. Il y a de l’eau dans l’air…
Tommy Chouinard
À environ 250 kilomètres au nord de Chibougamau coule un long fleuve pas très tranquille par les temps qui courent: la rivière Rupert. Cette dernière prend sa source dans le plus grand lac d’eau douce du Québec, le lac Mistassini, et se jette dans la baie de Rupert, au sud de la baie James. Ce cours d’eau, qui s’étend sur quelque 700 kilomètres, représente l’une des dernières grandes rivières vierges du Québec encore accessibles malgré son état sauvage: aucune habitation, aucune industrie, aucune trace de l’homme (ou presque) ne s’y trouve. L’eau est si pure qu’il est même possible de la boire sans aucun traitement préalable!
Utilisée pour la traite de la fourrure il y a plus de 300 ans, cette rivière historique se trouve à proximité de neuf communautés cries de la Baie-James, dont elle est la fierté. Et pour cause, puisque la Rupert compte pas moins de 65 rapides spectaculaires et des chutes splendides, sans compter tous les ruisseaux et petites rivières qui s’y jettent, de même que son riche, mais fragile, écosystème. Des espèces uniques y ont trouvé refuge, dont la géante Rupert, une truite mouchetée fort réputée dont la souche génétique sert de base à bien des piscicultures. Par ses paysages et ses ressources extraordinaires, cette rivière jouit d’ailleurs d’une solide réputation continentale chez les amateurs de plein air, de pêche, de canot et de kayak. Bref, la Rupert, c’est un petit joyau du patrimoine écologique québécois.
Or, cette rivière est menacée. Hydro-Québec compte en effet construire dans cette région, d’ici 2008, un complexe hydroélectrique de 1200 MW au coût de quatre milliards de dollars, le plus gros projet depuis le début des années 70 avec la vague des vastes chantiers à la Baie-James. Et la Rupert y fait figure de pièce maîtresse…
Le projet Eastmain 1 de la société d’État consiste en l’aménagement d’une centrale et d’un réservoir sur la rivière Eastmain, à 90 km au nord de la Rupert. Le second volet, Eastmain 1-A, vise quant à lui la construction d’une seconde centrale et, surtout, la dérivation de la rivière Rupert (parallèle à la Eastmain) vers le réservoir Eastmain 1, au nord, et les centrales LG 1 et LG 2, situées sur la rivière La Grande, dans le but d’augmenter la capacité hydroélectrique du complexe. Plus des deux tiers de l’eau de la Rupert sera ainsi détournée. Ces travaux auront pour effet d’inonder plusieurs centaines de kilomètres de terre et d’assécher 200 km de la Rupert. Le projet comprend aussi l’altération de 165 lacs et de trois autres grandes rivières, la construction de cinq barrages et de 81 digues, l’arrivée de 51 000 mètres cubes de ciment… Bref, ce projet doit entraîner une hausse de 15 % de la capacité hydroélectrique de la Baie-James. C’est du sérieux.
Néanmoins, le mégaprojet soulève l’indignation. Une vingtaine de personnes, Cris comme Jamésiens (habitants non autochtones de la Baie-James), n’entendent pas laisser Hydro-Québec sacrifier la Rupert sans réagir. Elles entreprennent présentement une expédition de 12 jours (du 20 au 31 juillet) sur cette rivière majestueuse, en canot et en kayak. Plus qu’une simple balade de 300 km, il s’agit avant tout d’un moyen de pression mis de l’avant par Révérence Rupert, un organisme sans but lucratif de défense des rivières nordiques dirigé par une douzaine de Québécois et de Cris. "C’est une manifestation contre ce projet insensé, confirme Éric Gagnon, coprésident de Révérence Rupert. Il faut voir notre expédition comme un pèlerinage: c’est une prise de conscience que la rivière qu’on descend est menacée et qu’on doit la protéger. Il faut que ça se sache." Déjà, des organismes se passent le mot. EarthWild International, une organisation écologique de Vancouver, vient à peine de classer la Rupert comme la rivière la plus menacée au Canada!
"Les conséquences de tels projets sont énormes et désastreuses, poursuit ce conseiller en développement à la direction des ressources humaines du Centre régional de santé et de services sociaux de la Baie-James, à Chibougamau. Les habitats fauniques et floristiques de la rivière sont condamnés à disparaître. Quand on parle du détournement des deux tiers d’une rivière, c’est une chose très traumatisante pour les espèces qui y vivent, car il y a assèchement ou inondation à plusieurs endroits. L’écosystème est complètement chamboulé, et ça touche les poissons, les mammifères, les plantes. Ça ne prend pas un bac pour comprendre que ce projet vient bousculer cet équilibre, qui est particulièrement fragile dans le Nord."
L’expédition de Révérence Rupert se veut aussi une occasion de former des ambassadeurs afin de protéger cette rivière. Des membres de l’Union québécoise pour la conservation de la nature et de la Fédération québécoise du canot et du kayak y prennent part. "Nous voulons faire connaître cette rivière dans le Sud, affirme cet amateur de kayak d’eau vive. Si cette rivière coulait près de Montréal, personne n’y toucherait, j’en suis sûr…"
Un pacte contesté
L’imposant projet hydroélectrique Eastmain-Rupert est rendu possible grâce à la "Paix des braves", une entente de 50 ans signée le 7 février dernier par le premier ministre Bernard Landry et le grand chef du Grand Conseil des Cris, Ted Moses. En vertu de l’entente, le gouvernement provincial s’engage à verser une somme de 3,5 milliards durant les 50 prochaines années afin d’aider les communautés cries à prendre en charge leur développement. En échange, les Cris donnent leur accord à la construction du complexe hydroélectrique. Lors de la consultation auprès des neuf communautés cries, huit d’entre elles ont voté en faveur de l’entente et une a voté contre… L’entente a été entérinée à 70 %, mais avec un faible taux de participation. Si bien qu’aujourd’hui, le projet ne fait pas l’unanimité…
"Il y a plein de bonnes choses dans la Paix des braves, souligne Éric Gagnon. Par contre, l’entente est corrompue par le sacrifice de la Rupert. Une rivière comme celle-là n’a pas de prix. La rivière Rupert a été arrachée aux Cris sans information mais avec beaucoup de promesses. Aussi, on n’a pas de raisons au Québec de faire des barrages de cette ampleur-là tant qu’on n’a pas essayé d’être plus efficace dans notre consommation d’électricité et qu’on n’a pas au moins investi suffisamment dans la recherche et l’exploitation d’autres façons de faire de l’énergie, comme le vent et le soleil."
Pourtant, pour justifier le bien-fondé du projet, Hydro-Québec estime qu’il y aura des besoins additionnels en énergie d’ici 10 ans et que, après tout, l’hydroélectricité ne pollue pas… "C’est ce qu’on cherche à nous faire croire, mais personne n’est capable de vérifier ces chiffres-là, répond-il. Selon plusieurs experts, il est fort probable que toute la nouvelle production d’électricité soit utilisée pour l’exportation aux États-Unis. Ce qui est difficile à accepter, c’est qu’on renfloue nos coffres au détriment de l’environnement, qu’on se débarrasse d’un déficit budgétaire en accumulant un déficit environnemental. (…) Et quand on dit que l’hydroélectricité ne pollue pas, c’est faux. Ça laisse des traces. C’est une politique énergétique inacceptable."
Le projet hydroélectrique créera, semble-t-il, 10 500 emplois au cours des 10 prochaines années, dont des emplois garantis pour les membres des communautés cries. Par contre, rappelons seulement qu’un barrage récemment construit à Revelstoke Canyon, en Colombie-Britannique, a créé 11 000 emplois directs et indirects lors de la construction, mais qu’il en reste aujourd’hui… 42! "Le projet vient en plus saboter tout le développement récréotouristique de la région, indique Éric Gagnon. Hydro-Québec sait que les barrages n’apportent pas vraiment de développement économique, alors c’est pourquoi il y a injection de millions dans les communautés. C’est pour faire accepter tout ça… Ici, les pots-de-vin, on appelle ça des investissements dans la communauté!"
Selon le discours des représentants d’Hydro-Québec rencontrés par Révérence Rupert, rien ne sert de s’inquiéter: des études d’impacts seront effectuées. "On sait fort bien qu’aucune étude environnementale ne parvient à l’annulation de quelque projet que ce soit, estime-t-il. Le seul projet annulé a été Grande-Baleine en 1993, mais c’était davantage en raison de pressions publiques. C’est pourquoi nous voulons faire naître cette pression."
En plus de participer aux tables de consultation d’Hydro-Québec ("On le fait, mais on n’y croit pas vraiment", soutient Éric Gagnon), Révérence Rupert désire faire adopter la Rupert par des artistes, tout en faisant circuler une pétition en septembre. "Nous invitons les gens, surtout de la communauté crie, à signer. Le but est de surpasser le nombre de votants de la Paix des braves. Nous nous adressons aussi à tous les Québécois. Il faut se sentir concerné: c’est notre patrimoine, la Rupert."