Joey Skaggs : Métier: imposteur professionnel
Société

Joey Skaggs : Métier: imposteur professionnel

Exaspérés des canulars sur Internet et des fausses nouvelles publiées depuis le 11 septembre? Regardez alors le travail de l’artiste américain JOEY SKAGGS. Depuis plus de 30 ans, se faisant passer pour un prêtre ou un chef amérindien, il a su duper les médias comme le New York Times et CNN, afin de réaliser des critiques sociales. Le satiriste prépare même un canular destiné aux médias canadiens. Attention!

Un pimp nouveau genre qui ouvre un bordel pour chiens proposant aux canins fringants une vaste sélection de femelles aguichantes, dont Fifi la caniche française, à condition que le propriétaire du pitou soit prêt à débourser 50 $.

Un prêtre à vélo qui entend des confessions entre les quatre murs d’une modeste cabine mobile.

Un informaticien qui a inventé un logiciel informatique, le Projet Solomon, capable de rendre des verdicts sans juges ni jurys grâce à un détecteur de mensonges et un analyseur de données et de preuves sophistiqué.

Une escouade spéciale appelée Fat Squad qui, pour 300 $ par jour, suit à la trace une personne à la diète pour ne pas qu’elle succombe à la tentation.

Un chercheur qui développe, à l’abri des regards indiscrets et pour le compte de multinationales de l’alimentation, des additifs qui peuvent rendre les consommateurs accros à leur nourriture…

Des histoires trop farfelues pour être vraies? Oui, d’accord, ce sont toutes des balivernes. Pourtant, peut-être les avez-vous déjà lues ou entendues, puisqu’elles ont fait le tour des médias, du New York Times à CNN, en passant par Newsweek et l’agence Associated Press, qui n’y ont vu que du feu. Ces médias se sont fait piéger par Joey Skaggs, qui se proclame lui-même "imposteur professionnel". C’est lui, le présumé pimp nouveau genre et le prêtre à vélo… Depuis 1966, cet artiste américain de 56 ans, peintre et sculpteur de formation, a été tour à tour médecin, scientifique, avocat, gourou nouvel âge, propriétaire d’une banque de sperme de célébrités, agent d’artistes, chef amérindien (et bien d’autres encore!), afin de tromper la vigilance des médias et créer des canulars tous plus loufoques les uns que les autres, purs produits d’un esprit pour le moins farfelu.

Avant d’entamer une entrevue avec pareil personnage, qui se moque des médias comme de la dernière tendance en matière de sandales estivales, mieux vaut assurer ses arrières: "Jurez-vous, M. Skaggs, de me dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité?" "Oui, bien sûr!" pouffe-t-il pour seule réponse au bout du fil. C’est qu’il en a raconté des bobards, M. Skaggs: CBS, ABC, NBC, le Washington Post, le New Yorker, le Boston Herald, le L.A. Times, Wired et Mother Jones ont entre autres été dupés par ses canulars, sans compter des médias allemands, britanniques, italiens et japonais… "Aussi surprenant que cela puisse paraître, aucun média n’a jamais deviné que mes histoires étaient des supercheries, affirme-t-il avec un éclat de fierté dans la voix. Comme artiste, j’avais des choses à dire, et je considérais les médias comme le médium idéal, quoique peu accessible. C’est pourquoi j’ai décidé d’attirer leur attention avec des histoires inventées. Je peux ainsi communiquer mes messages à un très large public."

Les messages derrière les canulars de Dr. Bones ou de Bonuso, Ph.D. (quelques-uns de ses pseudonymes) se veulent des critiques sociales tous azimuts portant sur l’hypocrisie de l’Église (le prêtre à vélo), le système judiciaire (le Projet Solomon), le culte de la minceur (la Fat Squad), le pouvoir du gouvernement et des grandes compagnies. Par la médiatisation de ses duperies, il démontre aussi comment la désinformation s’immisce dans les journaux et bulletins de nouvelles. "Je ne veux pas tromper les gens: je désire simplement montrer qu’ils sont vulnérables, souligne le satiriste. Je veux qu’ils deviennent sceptiques et critiques, qu’ils ne croient pas tout ce qu’ils voient et lisent."

Un communiqué de presse bien ficelé, un coup de téléphone bien placé, de fausses conférences de presse, quelques complices, un site Web, des décors et des costumes suffisent à Skaggs pour berner des journalistes peu suspicieux, à court de temps et sous pression, mais surtout avides d’histoires juteuses. "Si je parviens à duper les médias avec les moyens du bord, songez seulement à ce que peut leur faire avaler un PDG d’entreprise armé d’une équipe de relations publiques et pourvu d’un budget de plusieurs millions de dollars en marketing… C’est aussi ce que je veux dénoncer: comment les médias peuvent être manipulés", indique celui qui réside dans Greenwich Village, à New York.

Surprise sur prise!
Tous les canulars de Joey Skaggs ne se font pas sans heurts. Dans le cas du bordel pour chiens, il a publié une modeste annonce dans divers journaux, dont l’hebdomadaire new-yorkais Village Voice, afin de faire connaître son "nouveau service". Aussitôt, des journalistes ont mordu à l’hameçon. Le téléphone ne dérougissait tellement pas qu’il a dû organiser une performance avec 25 acteurs-complices et 15 chiens dans un loft de SoHo, durant laquelle il jouait le pimp… ABC News a notamment couvert l’affaire avec un topo complet et une entrevue avec le pimp, sans pour autant avoir eu droit à des scènes "croustillantes". Le canular a ameuté la SPCA locale et l’escouade de la moralité du NYPD, alors que les organisations religieuses et de défense des animaux étaient outrées. Skaggs a même reçu un sub poena l’intimant de se présenter en cour sous divers chefs d’accusation! Une seconde conférence de presse organisée par le maître chanteur a finalement mis au jour le subterfuge… et lui a évité des poursuites judiciaires! Fait à noter, le réseau ABC ne s’est jamais rétracté…

"Mes canulars choquent, dérangent, provoquent. C’est pourquoi il m’arrive des pépins à l’occasion. Dans ce cas-ci, je m’en prenais à l’obsession pour le sexe et, surtout, au sensationnalisme des médias. Et la meilleure preuve, c’est qu’ils ne prennent pas la peine de faire des rectificatifs. Ils ne veulent pas que les gens remettent en question leur crédibilité", affirme-t-il avant d’ajouter qu’"une histoire originale et controversée, facile à couvrir, improbable mais plausible" peut faire tomber les médias dans le panneau.

Joey Skaggs recueille soigneusement les reportages et les articles traitant de ses canulars (www.joeyskaggs.com). Avec les données accumulées, il tient des conférences, surtout dans les universités, et organise parfois des expositions. Skaggs a même créé un cours à la School of Visual Arts de New York intitulé Culture jamming and media activism. L’année dernière, une rétrospective de son travail a été présentée dans le cadre du Toyota Comedy Festival de New York. Il ne faudrait donc pas assimiler le travail de Skaggs à celui d’amateurs, d’internautes qui se plaisent à lancer de fausses nouvelles et alertes aux virus, des rumeurs et des théories abracadabrantes, surtout depuis les attentats du 11 septembre. "C’est irresponsable et stupide", lance Skaggs, qui préfère les canulars sans conséquence néfaste.

Superman du gag
Dans un texte publié en mai dernier dans le magazine américain de la Society of Professional Journalists, Quill, le journaliste Chris Berdick explique s’être fait rouler par Skaggs en janvier 2000 alors que l’artiste s’était fait passer pour un promoteur voulant transformer des cimetières en "parcs d’attractions de la mort". "Une chose est sûre: se faire prendre par Skaggs a entraîné une sorte d’introspection, écrit-il, lui qui était alors à l’emploi du magazine Mother Jones. La réaction habituelle est d’examiner le processus de vérification des sources dans le but d’empêcher de répéter les mêmes erreurs. (…) C’est un processus qui en vaut la peine, mais qui laisse des interrogations: quel média ne pourrait jamais se faire piéger? Est-ce possible?" Bref, Skaggs a entraîné les médias américains dans de profondes remises en question…

Dans une lettre officielle adressée à Skaggs, l’Association canadienne des journalistes, qui l’avait invité à son congrès annuel de 1998, affirme: "Vos canulars lancent un défi aux journalistes afin qu’ils soient sûrs que le contenu des nouvelles est bel et bien réel. Avec génie, vous avez révélé que nos médias échouent parfois quand il est question de dire la vérité."

"Je ne veux pas que les médias changent, note le principal intéressé. Je les aime comme ils sont: ils me permettent de faire passer mes idées. Je suis un peu comme Superman: si tout le monde devenait bon et gentil, je n’aurais plus d’emploi."

Comme son canular préféré est "toujours le prochain", Superman Skaggs combine un autre coup pendable, mais se refuse à dévoiler quoi que ce soit, pas même le lieu où il se trouve pour réaliser l’entrevue! "Je pense aussi que je vais en faire un au Canada (il en a déjà fait un à Toronto en 1993, au sujet d’un supposé appareil de réalité virtuelle qui concrétise les fantasmes sexuels: quelques médias canadiens sont tombés dans le panneau). Mais je ne révèle aucun détail. Attendez, vous verrez bien." À suivre…