Lorsque Elvis est mort, il y a 25 ans, je jouais au soccer dans la cour arrière de la maison de mon meilleur ami. Rue Louisbourg, PQ.
J’avais 14 ans. J’écoutais Pink Floyd, King Crimson et Mike Oldfield en fumant des pétards. Elvis? M’en crisse! Mort? Youppi!!!
On a presque applaudi. Bon débarras.
Disparu, le gros quétaine joufflu, la moumoune en suit à paillettes et favoris. Fini les passes de karaté et les colliers hawaïens. Fini le braillage affectif: Falling in Love with You, chérie aime-moi, je pète au lit depuis que t’es partie ma poule…
Ah! les ados sont cruels.
Mais faut dire que le Elvis que l’on connaissait à l’époque n’était pas au mieux de sa forme. Zombie mort vivant vaincu par les cheeseburgers, les pilules à la caisse et le très vénal Colonel Parker, lorsqu’il ne bavait pas sur l’oreiller, toute la journée enveloppé dans sa couche-culotte, il pataugeait dans un répertoire assez vaseux merci.
C’est en écoutant les poètes bien-pensants et idéalistes que je me suis aperçu que des gens comme Bob Dylan, John Lennon ou plus tard Springsteen vouaient une admiration sans borne à cette grosse nouille d’Elvis parce qu’il avait inventé le rock’n’roll. Alors les vieilles chansons frénétiques issues de sa petite révolution de 56 me sont revenues aux oreilles. All shook up.
Et de fil en aiguille, tout le reste, et surtout les chansons anecdotiques poussées entre deux duels virils sur les trames sonores des mauvais films de Hal Wallis. De petits bonbons en apparence futiles et inoffensifs qui me laissaient sans voix.
Parce que derrière ces textes sucrés, la voix guimauve d’Elvis dissimulait ce message étonnant: "Je flatte, je lèche, je susurre, je pomponne, je vaseline, vous croyez! Eh bien! je mens comme un arracheur de dents. Mon Dieu, qu’est-ce que je souffre dans ce costume de clown trop petit pour moi."
Clown condamné à fabriquer de la saucisse pour payer les Cadillac roses et les traites sur le jet, à chanter des merdes pour plaire à l’Amérique obscène et opulente, l’Amérique obèse comme le King, kitsch et de mauvais goût comme les rideaux en satin rouge de son bungalow à 13 chambres et sa table de salon El-Ran. Pavée comme Graceland pour parquer sa roulotte et climatisée comme la salle où l’on répète Roménouille et Juliette. Condamné à passer à la postérité dans les vitrines de Villeray, King du meuble, King de la patate, King de l’aspirateur, King des prix, il lui en aurait fallu bien des pilules pour l’avaler.
Son délire fut donc conforme à son dégoût de lui-même. Comme Marilyn ou Morrison, il mit malheureusement plus d’efforts à étouffer sa raison qu’à péter les murs de sa prison.
Nous avons tous un King en nous, c’est un clown dans un bar qui chante faux et qui fait semblant de figurer dans une annonce de bière. Mais nous savons bien que notre défi et notre drame est de savoir comment se réconcilier avec le monstre sans se placer en marge des sociétés ni se désespérer du pitoyable spectacle des cultures alléchantes et des consommations de masse aux satisfactions éphémères.
Résidu freudien de sa petite enfance très pauvre, Elvis ne pouvait pas s’absenter de chez lui sans emporter à la dernière seconde un bibelot, un cendrier, un briquet, un objet rassurant qui aurait pu lui manquer. Il collectionnait les badges de shérif et les flingues. Et ce n’est pas pour rien qu’il aimait par-dessus tout s’en prendre à la vitrine de toutes les horreurs, de toutes les laideurs et de toutes les peurs dans laquelle, de Hawaï à Las Vegas, il voyait son reflet.