Le sort des librairies indépendantes : Le dernier chapitre?
Société

Le sort des librairies indépendantes : Le dernier chapitre?

La fermeture simultanée des librairies L’Androgyne et Hermès a soulevé l’indignation. Coïncidence ou pas, l’affaire démontre la précarité des librairies indépendantes dans un marché dominé par les Renaud-Bray, Costco/Club Price et Amazon. Fini, le temps des petits libraires locaux à Montréal?

"J’ai bien peur que le modèle des librairies spécialisées et indépendantes ne soit périmé. Le besoin est moins présent, à cause d’Internet et des grandes chaînes surtout. Si elles ne sont pas protégées, les petites librairies vont fermer les unes après les autres."

Bernard Rousseau ne mâche pas ses mots. Le message est clair, les mots, durs, au moins autant que la réalité vécue par les libraires indépendants comme lui. Le propriétaire de la librairie L’Androgyne vient à peine de décider de mettre la clé sous la porte que déjà les commentaires fusent pour s’indigner de cette perte pour la communauté gaie et culturelle en général.

"Chaque fois qu’une librairie indépendante disparaît, je me dis qu’il y a une perte énorme sur le plan culturel à Montréal, affirme Jeanne Lemire, présidente de l’Association des libraires du Québec et propriétaire de la Librairie Paulines, rue Saint-Denis, spécialisée en religion et spiritualité. L’Androgyne, c’était une librairie avec une mission particulière, vouée à la littérature gaie et lesbienne, pour une communauté précise, avec des ouvrages qu’on ne retrouvait pas ailleurs. C’est donc de l’information et de la culture qui ne circulent plus. Les petites librairies sont des centres de ressources avec des gens spécialisés, il ne faut pas l’oublier. Perdre ces endroits, à mon avis, c’est comme perdre un théâtre ou un cinéma. C’est malheureux."

La librairie gaie et lesbienne de la rue Amherst (autrefois sise boulevard Saint-Laurent) détenait en stock des ouvrages uniques et spécialisés, de dire Bernard Rousseau, pour qui la seule et mince consolation réside dans le fait que la littérature gaie intègre maintenant les chaînes. L’annonce de cette fermeture tombe en même temps que celle de la Librairie Hermès d’Élisabeth Marchaudon, avenue Laurier Ouest. Toutes deux rejoignent les Danger, Stand et autres librairies qui ont dû aussi fermer boutique au cours des dernières années, faute de relève, de soutien ou de moyens financiers suffisants pour faire face aux chaînes et grandes surfaces qui accaparent toujours plus de parts de marché.

"C’est un peu la pensée unique de nos jours, estime Françoise Careil, propriétaire de la Librairie du Square depuis 17 ans. Tout le monde lit les mêmes bouquins, porte les mêmes vêtements, écoute la même musique, Il y a quelques originaux qui veulent lire des trucs différents et qui viennent dans les petites librairies. Mais nous sommes de moins en moins nombreux."

Bon an, mal an, une librairie fermerait ses portes chaque mois au Québec. Par exemple, entre 1996 et 1999, 42 librairies indépendantes se sont résignées à la fermeture, dont 13 à Montréal. Selon le site Web du ministère de la Culture et des Communications, 215 librairies se trouvent sur le territoire québécois, dont une soixantaine à Montréal. Quelque 80 % de ces librairies sont considérées comme indépendantes, mais elles réalisent pourtant moins de 40 % des ventes de livres. Les librairies indépendantes disposent d’une bien mince marge bénéficiaire moyenne, autour de 1 % seulement.

D’après Les Librairies du Québec: Profil économique, une étude de la SODEC menée auprès des libraires québécois en 1997, 42 % des répondants qualifiaient leur situation de préoccupante et 11 % l’estimaient précaire. Environ 82 % des librairies ont déclaré avoir fait des bénéfices en 1996; de ce nombre, 81 % avaient une marge bénéficiaire comprise entre 0 et 5 %, tandis que 18 % étaient déficitaires, surtout à Montréal. En un mot: précarité…

Vive concurrence
Dans le livre Histoire de la librairie au Québec, Fernande Roy décrit le développement du marché du livre dans la province. Or, l’auteure explique, avec force détails, les tourments vécus par les petites librairies, confrontées à un marché fort compétitif. Aujourd’hui, la situation ne s’est pas améliorée, au contraire: Renaud-Bray – chaîne qui regroupe Champigny et Garneau depuis 1999 -, Archambault de même que Chapters-Indigo ont désormais la part belle, devant des librairies indépendantes qui vivotent.

Pierre Renaud, PDG de Renaud-Bray (croissance prévue de 15 % cette année), estime que la chaîne répond aux "véritables besoins des Québécois". "Le marché fonctionne comme ça ici, croit-il. Les gens s’attendent de plus en plus à ce qu’il y ait des disques, des revues, des DVD… Au Renaud-Bray, on est dans la culture comme d’autres sont dans les médicaments, les meubles, l’habillement." Fait à noter, Hermès et L’Androgyne se trouvaient à deux pas d’un Renaud-Bray…

"Il y a un pouvoir d’attraction des chaînes en ce moment, et on ne peut rien faire contre cela, affirme Françoise Careil. Aujourd’hui, les gens font leur Renaud-Bray comme ils faisaient leur Steinberg à une certaine époque. Acheter des livres chez moi, c’est devenu un geste politique! Les gens viennent ici pour que les petites librairies tiennent le coup!"

Plus encore, les grandes surfaces, comme Costco/Club Price, Wal-Mart et Zellers, mènent la vie dure aux petites librairies. "Par exemple, le dernier Michel Tremblay est vendu 14,95 $ au Costco/Club Price et moi je le paye 13,25 $! C’est impossible à concurrencer", lance Bernard Rousseau. "C’est triste, ces grandes surfaces, car elles vendent n’importe quoi, et le livre constitue un produit de consommation comme les autres, se désole Françoise Careil. Pendant longtemps, je me disais que si un Costco/Club Price vendait des livres, c’était tant mieux, car ça permettait à des gens qui ne visitent pas les librairies d’acheter des bouquins. Maintenant, je ne sais plus quoi penser: les grandes surfaces ont pris tellement de place…"

L’arrivée d’Amazon.ca, site de vente en ligne né en juin dernier, inquiète les libraires. D’après la firme Nielsen, le géant américain Amazon rejoindrait 16 % des internautes canadiens. C’est encore peu, certes, mais la popularité de cette librairie virtuelle est appelée à croître, selon les observateurs, comme d’après Bernard Rousseau, qui a constaté qu’Internet attirait la clientèle homosexuelle. "Au fil des ans, ça peut déranger beaucoup", indique Jeanne Lemire.

À l’ALQ, la situation précaire des libraires est devenue une réelle préoccupation. C’est pourquoi des initiatives, sous forme de formation aux libraires membres, ont été entreprises durant les dernières années.

Nouvelle formule
Si une impression d’insoutenable statu quo au sujet de la précarité des librairies indépendantes se manifeste encore aujourd’hui, ce n’est certainement pas à défaut de s’être penché sur la question au cours des cinq dernières années. Forum sur l’industrie du livre, Sommet de la lecture et du livre, Groupe de travail sur la consolidation et la rentabilité des librairies, Colloque de l’Observatoire de la culture et des communications, Comité sur les pratiques commerciales dans le domaine du livre et autres tribunes se sont succédé sans toutefois avoir été le moteur d’un changement véritable. Certes, la SODEC a lancé le Programme d’aide aux librairies agréées, qui vise à contribuer à la consolidation et à la rentabilité des librairies, notamment en ce qui a trait à leur informatisation, rénovation et promotion. Autrement, c’est le néant…

Selon l’Enquête auprès des librairies du Québec de l’ALQ et de la SODEC, 95,2 % des libraires répondants ont indiqué que les prix demeuraient le nerf de la guerre, alors que 90 % estimaient que la mise en place d’une réglementation du prix de vente était essentielle à la survie des petites librairies dans ce marché si concurrentiel. Or, à ce sujet, l’ex-ministre de la Culture, Agnès Maltais, a rejeté il y a deux ans la proposition du comité Larose sur les pratiques commerciales dans le secteur du livre visant à instaurer une politique de prix unique sur les livres vendus en librairie, c’est-à-dire un prix plancher imposé à tous. L’objectif était d’éviter que les grandes surfaces ne vendent les best-sellers à bas prix. La crainte d’une montée générale du prix des livres a justifié le rejet de la mesure.

Néanmoins, une foule d’autres mesures sont dans l’air depuis quelques années. Si une certaine réglementation des prix serait encore envisageable, la création de crédits d’impôts pour l’achat de livres en librairies agréées ou encore la mise en vente retardée dans les grandes surfaces demeurent des pistes de solution encore hypothétiques. La cessation de certaines pratiques commerciales de la part de certains distributeurs et éditeurs serait également souhaitable, comme l’octroi aux grandes surfaces de remises jusqu’à deux fois plus élevées que celles accordées aux petites librairies.

La présidente de l’ALQ estime que le salut des librairies indépendantes réside peut-être dans le développement de "formules". Il n’y a qu’à penser à la Librairie Olivieri, qui dispose d’un petit bistro et qui organise des activités d’animation, dont des rencontres avec les auteurs. Olivieri fonctionne rondement, même si son voisin d’en face sur Côte-des-Neiges s’appelle Renaud-Bray. Autre exemple, la librairie L’Écume des jours, une nouvelle venue dans le paysage puisque ouverte depuis seulement 1999, se veut un centre local d’animation culturelle. Située sur la rue Saint-Viateur, L’Écume des jours est devenue un incontournable du Mile-End, lieu de rencontres et d’échanges autour du livre.

"Souvent, affirme Jeanne Lemire, les gens qui viennent en librairie ont le goût d’être reçus par quelqu’un, de lui poser des questions auxquelles il peut répondre. Je pense donc qu’il va y avoir de la place pour les deux (les chaînes et les indépendants), dans la mesure où le libraire indépendant va être créatif. Ça demande déjà beaucoup d’efforts pour une seule personne, mais il faut persévérer."

"Visiblement, je ne crois pas qu’on va aller en augmentant, conclut Françoise Careil. Il faut se satisfaire de la place que nous occupons présentement… C’est une mentalité qu’on a ici, celle du plus gros, du culte des enseignes et des logos: tout le monde doit aller dans les mêmes librairies, c’est tout. Les petites librairies vont tenir le coup, car il y a des gens qui ne pensent pas comme ça, heureusement."