Antidépresseurs: pilules à tout faire? (1) : Dorée, la pilule?
Société

Antidépresseurs: pilules à tout faire? (1) : Dorée, la pilule?

Au Québec, comme partout en Occident, il se consomme de plus en plus de médicaments, notamment pour soigner la tête. Au-delà des besoins bien réels des malades qui souffrent, on prescrit à grande échelle des antidépresseurs pour soigner des troubles qui relèvent plus de l’humeur que de la maladie: syndrome prémenstruel, phobie sociale… Les médicaments seraient-ils en train de nous rendre malades?

Le American Journal of Psychiatry publiait en mai dernier une étude qui démontrait que Prozac et placebos avaient des effets similaires sur le cerveau. Ce n’était pas une première. L’équipe de chercheurs dirigée par le Dr Helen Mayberg avait déjà publié des résultats équivalents en 1999. En 1998, un chercheur en psychologie de l’Université du Connecticut, Irving Kirsch, avait produit une méta-analyse qui concluait que l’efficacité des antidépresseurs les plus connus serait "cliniquement insignifiante". Après avoir passé au crible les données de la Food and Drug Administration (FDA) sur plus de 10 ans, Kirsch avançait que les attentes vis-à-vis du médicament (effet placebo) compteraient pour 80 % des effets.

Spécialiste en médecine interne et pharmacologie à l’hôpital Charles-LeMoyne, Jean Cusson n’est pas surpris par ces données. "Il n’y a pas de médicament miracle pour traiter la dépression. La plupart des études nous montrent des taux de réussite sur six mois de 50 à 60 % par rapport à 30 % en moyenne pour les placebos." Pour M. Cusson, le gros du problème, c’est qu’il est très difficile de mesurer le succès des médicaments sur ce type de maladie: "Ce n’est pas comme mesurer le taux de cholestérol, les symptômes ne sont pas toujours clairs." Et, malheureusement, dans le monde de la vente des médicaments, dans le doute, on ne s’abstient pas. En effet, les antidépresseurs permettent à bien des gens dépressifs de traverser des crises qui peuvent devenir fatales. Le problème résiderait plutôt dans le fait qu’ils sont souvent prescrits à des gens qui, dans l’ensemble, vont plutôt bien.

De 1996 à 2001, les prescriptions d’antidépresseurs ont augmenté de 63 % au pays et, de l’avis de bien des observateurs, ce n’est pas à cause d’une épidémie de dépressions. Plutôt une épidémie de prescriptions. Auparavant réservés au traitement de la dépression, les Prozac (Eli Lilly), Paxil (GlaxoSmithKline), et Zoloft (Pfizer) – connus sous l’appellation ISRS (inhibiteurs sélectifs de la recapture de sérotonine) – sont maintenant prescrits pour soigner les burn-outs, l’anxiété, les syndromes prémenstruels ou encore des troubles comme la "phobie sociale" (voir autre texte page XX). Quel que soit le mal ou la mode, la solution médicamenteuse paraît facile à côté d’une thérapie dans le privé à 70 $ l’heure en moyenne ou encore par rapport à des semaines d’attente pour un rendez-vous avec un thérapeute dans le secteur public. Le médicament permet au patient de rester fonctionnel, de faire son 9 à 5 sans avoir à faire le ménage de sa vie dans le bureau d’un thérapeute. De l’avis même des représentants de l’industrie, les médicaments sont la voie de la facilité. "Les autres traitements, ça peut être long. Quand vous n’allez pas bien, vous avez mal, vous voulez régler ça le plus rapidement possible", illustre Jacques Lefebvre, porte-parole pour le regroupement des compagnies de recherche pharmaceutique canadiennes (RX&D).

La recherche
"C’est un enchaînement de facteurs. La population en demande, les médecins eux-mêmes reçoivent des informations des représentants des compagnies et l’information critique se fait rare", suggère la pharmacienne Lise Lamothe, également professeure au département d’administration de la santé-GRIS de l’Université de Montréal. Pour le psychiatre Hubert Wallot, derrière la surconsommation d’antidépresseurs se cachent aussi les dérives du monde de la recherche. "C’est connu, la recherche dans le domaine est très dépendante des lobbies pharmaceutiques. Il y a pas mal plus de recherche qui s’effectue sur les médicaments que sur les processus fonctionnels. Il n’y a pas assez de cliniciens qui font de la recherche fondamentale sur ces questions et c’est clair que c’est une question de rémunération." Médecin urgentologue à l’Université de Toronto et spécialiste du dossier des médicaments, Joël Lexchin croit la même chose. "Les médecins entendent beaucoup moins parler des recherches sur les thérapies non médicamenteuses. Ils se font inviter par les compagnies pharmaceutiques au restaurant pour entendre parler des nouveaux traitements pharmacopiques mais, évidemment, personne ne les invite à des réunions sur les études sur le comportement."

Ce à quoi Jacques Lefebvre répond que, au cours des fameuses rencontres au restaurant, "on ne parle pas d’un médicament en particulier mais de catégories thérapeutiques", avant d’ajouter "qu’à chacun ses responsabilités. C’est sûr que nous, on croit aux bénéfices issus de la recherche sur les médicaments. On ne se cache pas de faire de la promotion".

Un problème politique
Le hic, c’est que cette tendance a ses coûts. "Le régime public québécois dépense aujourd’hui 50 millions en antidépresseurs par rapport à cinq millions il y a 10 ans", souligne Jean Cusson, qui fut président du Conseil consultatif de pharmacologie de 1996 à 2001. Non seulement la consommation augmente mais les antidépresseurs sont de plus en plus dispendieux. Les nouvelles marques ont surtout l’avantage d’occasionner moins d’effets secondaires mais les spécialistes notent que, souvent, la différence est mince lorsqu’elle est confrontée à la hausse des coûts. Quand les brevets viennent à échéance, les médicaments génériques qui apparaissent sur le marché font baisser les prix. Hasard ou calcul, les grandes compagnies pharmaceutiques ont tendance à lancer dans la période qui suit de nouvelles versions plus raffinées de leurs anciens médicaments au prix d’avant.

Et comme le rappelle Danielle Doyon de la Régie de l’assurance-maladie du Québec (RAMQ), la tendance à prescrire les médicaments les plus chers ne se limite pas au secteur des antidépresseurs. "À partir du moment où un médicament est sur la liste des médicaments assurés, il n’y a pas de contrôle sur l’usage." Ainsi, des produits au départ réservés à un usage restreint se trouvent à être utilisés pour traiter un éventail plus large de maux. Selon Mme Doyon, c’est ce qui se serait produit pour VIOXX (Merck Frost) et CELEBREX (Pfizer), des anti-inflammatoires (AINS) très coûteux. Conçus principalement pour soulager l’arthrite ou l’ostéoporose, ces médicaments avaient été accueillis avec beaucoup d’enthousiasme parce qu’ils avaient l’avantage de ne pas causer d’effets secondaires sur le système digestif. Rapidement, ils ont vu leur palette d’usages s’élargir pour finalement coûter à la Régie pas moins de 70 millions de dollars cette année seulement.

Trois ans plus tard, Santé Canada diffusait récemment d’importantes mises en garde après qu’on eut constaté les effets secondaires que ces médicaments peuvent causer sur les reins et… la digestion. Pour Mme Doyon, il y a un réel problème: "C’est quasiment gênant, on se rend compte qu’ils causent des effets secondaires au moins aussi graves que les anciens anti-inflammatoires qu’ils ont remplacés. Mais malheureusement, les avis de Santé Canada, personne ne les voit. On ne les publicise pas."

Limiter les coûts
Pour empêcher pareille explosion de dépenses, le gouvernement de la Colombie-Britannique a établi en 1995 la politique du "Reference-Based Pricing". Le principe est simple: pour des médicaments similaires, le gouvernement rembourse le moins cher. Le patient doit payer la différence s’il souhaite avoir accès aux nouveaux médicaments plus dispendieux. Bien sûr, ce type de mesure ne fait pas plaisir à l’industrie du médicament, générique excepté. À cet égard, certains comme Joël Lexchin doutent de la faisabilité de pareille loi dans une province comme le Québec.

"Le Reference-Based Pricing est un bon exemple de ce qui peut être fait. Toutefois, ça a été possible en Colombie-Britannique parce que les compagnies pharmaceutiques n’ont pas de gros investissements là-bas. Alors qu’au Québec, ça serait beaucoup plus difficile parce que le gouvernement et l’industrie sont très proches; les compagnies feraient du chantage et menaceraient de s’en aller si la loi passait." M. Lexchin ajoute qu’à son avis, il faudra que ces questions soient débattues socialement. "Ces questions ne sont pas débattues. Pourtant, ce sont des enjeux de société. Combien d’argent devons-nous dépenser collectivement pour les médicaments alors que cet argent pourrait être investi ailleurs en santé?"

Si on se fie aux propos de Jacques Lefebvre, l’industrie ne semble pas complètement en désaccord avec la substance de cet argument: "C’est sûr que c’est un choix de société. Pour avoir accès à des médicaments plus récents et plus efficaces, il faut faire un choix. Il y a un coût à ça."