Antidépresseurs: pilules à tout faire? (2) : Timidité maladive
Société

Antidépresseurs: pilules à tout faire? (2) : Timidité maladive

En quête de nouvelles parts de marché, les compagnies pharmaceutiques peaufinent leurs stratégies de marketing. C’est ainsi qu’une compagnie a même su transformer la timidité en maladie! Une pilule peut-elle régler tous les défauts?

Pour conquérir de nouveaux marchés, les compagnies pharmaceutiques atteignent des sommets dans l’art du marketing. C’est ainsi que, pour commercialiser l’un de ses médicaments, la multinationale pharmaceutique GlaxoSmithKline aurait réussi à transformer la timidité en maladie.

Telle est la thèse que défendait le magazine américain Mother Jones dans son édition du mois d’août. La saga devenue célèbre serait un exemple type de la tendance grandissante des compagnies pharmaceutiques à médicaliser toute dérive à la norme. L’histoire remonte à 1999 aux États-Unis. Pour distribuer à plus grande échelle l’antidépresseur Paxil, la multinationale du médicament GlaxoSmithKline lance une vaste campagne de sensibilisation au problème de la phobie sociale. Sous l’égide de la firme en relations publiques Cohn & Wolfe, affiches, vidéos promotionnelles, trousses médias sont distribuées à la grandeur des États-Unis: "Les journalistes recevaient un kit de presse où l’on affirmait que la maladie affectait plus de 13,3 % de la population ou 1 Américain sur 8 et qu’il s’agissait du trouble psychique le plus répandu après la dépression et l’alcoolisme", raconte-t-on dans Mother Jones. Sur les affiches, on pouvait lire "Imaginez être allergiques aux gens…" avec le numéro de téléphone d’un regroupement de citoyens 1 800 donnant accès à de l’information sur la maladie. Dans un reportage fouillé, le journaliste Brendan I. Koerner montre que le groupe de citoyens était une construction de la firme, que les statistiques diffusées avaient été commandées par la compagnie et que les médecins experts appelés à intervenir dans les médias étaient des proches collaborateurs de l’industrie.

Et la campagne de charme n’est pas terminée. Il y a deux semaines, Ricky Williams, des Dolphins de Miami, faisait son coming out: "J’ai toujours été une personne gênée…" Selon le British Medical Journal (03-02), Williams aurait été payé par GlaxoSmithKline, mais impossible de connaître le montant du cachet. Commentant la nouvelle, le journaliste Ray Moynihan affichait ces inquiétudes: "Il est évident qu’il y a quelque chose qui cloche. En faisant appel à des célébrités, les compagnies pharmaceutiques ont trouvé un truc de plus pour influencer la perception que nous avons des conditions et des maladies pour lesquelles ils ont un intérêt commercial. Évidemment, plus la maladie a l’air grave et répandue, plus le marché potentiel du nouveau médicament s’élargit."

Maladies imaginaires?
Ce qui ne veut pas dire que la phobie sociale est une invention. Mais on est loin du simple rouge aux joues. Selon Marie-Ève Monfette, psychologue spécialisée dans l’étude de ce trouble, "il s’agit d’une peur persistante et intense des situations où une personne pourrait être observée ou jugée négativement par les autres". En ce qui concerne les médicaments, la psychologue reconnaît qu’ils ne règlent pas tout, mais il ne faudrait pas les "démoniser" non plus, croit-elle: "On sait très peu de choses sur l’efficacité à long terme des médicaments. C’est sûr que ça peut aider, mais ça ne remet pas le pouvoir d’aller mieux entre les mains de la personne, ça le met entre les mains du médicament. La meilleure des choses, je crois, c’est que la personne prenne le médicament si elle en a vraiment besoin, mais qu’elle ait aussi une thérapie et, à ce moment-là, on peut penser que si on arrête la médication, la personne va être capable de faire face à la situation."

La confusion avec la timidité est courante. La principale différence entre l’une et l’autre se voit à l’ampleur, l’intensité et les conséquences de la phobie sociale, résume Mme Monfette. Une confusion de laquelle les compagnies pharmaceutiques tireraient profit. Ce contre quoi s’insurge Joël Lexchin, médecin urgentologue à l’Université de Toronto et spécialiste du dossier des médicaments: "Paxil a été approuvé pour traiter la phobie sociale, qui touche en fait une infime partie de la population, sauf que le marketing entourant le médicament suggère que n’importe qu’elle personne gênée devrait en prendre." Si on prend en compte les problèmes de dépendance et la possibilité d’effets secondaires chez les personnes vulnérables, les libertés que prennent les vendeurs de médicaments deviennent particulièrement inquiétantes. En Espagne, l’Institut national de toxicologie avait dû lancer, il y a quatre ans, une vaste campagne d’éducation nationale pour empêcher qu’une foule d’adolescents timorés cherchent à se procurer du Paxil.

Mais la problématique déborde le débat sur la phobie sociale. Ainsi, le British Medical Journal a beaucoup fait parler de lui en avril avec la publication d’un numéro spécial sur "Les limites de la médecine et la médicalisation de l’expérience humaine". Suivant le périodique anglais, la campagne sur la phobie sociale serait l’exemple type d’une nouvelle tendance par laquelle tout ce qui échappe à la norme serait présenté comme une maladie. D’autres problèmes comme la calvitie et la dysfonction sexuelle par exemple seraient aujourd’hui traités dans la publicité comme des maladies requérant la consommation de médicaments.

À la limite
De son côté, l’industrie se défend bien d’inventer des maladies et martèle dans les médias qu’un fort pourcentage de la population qui devrait être traité ne l’est pas. D’où la nécessité des campagnes d’information. Au Québec, la saga de la phobie sociale a fait moins de bruit, mais ce n’est pas parce que nous sommes moins gênés (!). Ce sont plutôt les compagnies pharmaceutiques qui doivent se faire plus timides avec leurs publicités. La loi canadienne leur interdit en effet de vanter directement aux consommateurs les mérites des médicaments sous prescription. Il y a toutefois une brèche. On peut annoncer un médicament à condition de ne pas associer explicitement la marque à la maladie. Par exemple, la télévision a pu diffuser ces derniers mois une annonce de Viagra (Pfizer) où l’on voyait tout simplement un homme chanter en allant travailler. Mais pour l’essentiel, ici, la courroie de transmission entre les médicaments et le patient demeure le médecin.

Le débat est toutefois loin d’être clos. Comme le rappelait l’Ottawa Citizen au printemps dernier, les pressions sont fortes pour que le fédéral déréglemente le domaine de la publicité. Qui plus est, si on se fie à un récent sondage, pour la majorité d’entre nous, cela ne serait pas trop gênant. En effet, selon une enquête Ipsos-Reid de février, 68 % des Canadiens veulent de la publicité pour les médicaments sur ordonnance. Mais avant d’avoir de l’information sur les médicaments d’ordonnance, il faudra peut-être en avoir plus sur la publicité pharmaceutique elle-même puisque la moitié des personnes interrogées croyaient que nous y avions déjà accès.