Bunker et le monde politique : La loi du silence
Société

Bunker et le monde politique : La loi du silence

Avec Bunker, le cirque, série qui sera présentée dès septembre à Radio-Canada, Luc Dionne signe une satire inventive et corrosive du monde politique. Tellement corrosive, en fait, que même la vice-première ministre Pauline Marois en a été choquée. Bunker: une série télé comme les autres ou un autre symptôme du désabusement des citoyens face à la politique?

Avec son président aux bons sentiments, ses conseillers tout dévoués et ses récits prenants, la série américaine The West Wing (À la Maison-Blanche en version française) a dévoilé avec un succès colossal les coulisses du monde politique. "C’est certainement un bon show, affirme l’auteur de télé Luc Dionne, mais c’est d’un racolage presque dégoûtant du monde politique!"

Dionne, lui, retourne le concept à 180 degrés avec sa série Bunker, le cirque, qui sera présentée à Radio-Canada dès le 9 septembre. Pas question de "racolage". L’auteur, qui travaille sur le projet depuis 1996, traite aussi des coulisses (le bunker, c’est le premier ministre et ses proches conseillers), mais d’une façon éclatée et satirique: des magouilles où les élus sont complices, un premier ministre vieillissant et grognon, des candidats à sa succession pourvus d’une bonne langue de bois qui alignent les clichés du genre "il faut repenser le rôle de l’État", un financier qui tire les ficelles, des conférences de presse transformées en cirque, des médias au sensationnalisme ridicule, un maître des relations publiques pour qui l’important en politique, ce ne sont pas les idées mais les couleurs du pamphlet… Bref, Bunker, réalisée par Pierre Houle et mettant en vedette une brochette de comédiens (David Boutin, Paul Savoie, Micheline Lanctôt, Raymond Bouchard, Rémy Girard, Paul Ahmarani, Michel Dumont, etc.), c’est une satire corrosive.

Quoique sa vision de la politique soit satirique, Luc Dionne sait pertinemment de quoi il cause. De 1985 à 1990, l’auteur d’Omertà et du Dernier Chapitre a été l’attaché politique de Jean-Paul Théorêt, député et vice-président de la Commission de l’économie et du travail à cette époque, avant de se lancer dans le domaine des communications qui l’a fait connaître au grand public. "J’étais plongé dans le monde politique, j’avais le nez collé sur ce milieu. Je l’ai connu de l’intérieur, et j’avais des choses à dire. J’essaie, au même titre qu’Omertà ou Le Dernier Chapitre, d’en démonter la mécanique. Et là, je le fais sous forme de satire. J’ai un énorme respect pour les gens en politique, en passant. Et je n’ai pas fait cette série-là parce que la politique m’a dégoûté ou me dégoûte. C’est un monde que j’adore. La politique, j’en mange. J’ai même des amis très proches qui sont politiciens! Ils ne prennent pas ma série satirique de façon personnelle. Ils trouvent l’idée amusante."

Pourtant, la vice-première ministre du Québec et ministre des Finances Pauline Marois, elle, n’en a pas entendu à rire. À l’émission Le Coeur à l’été de la Première Chaîne de Radio-Canada, dont l’équipe lui a présenté un épisode de Bunker, la politicienne s’est dit choquée par une telle série. "La réaction que j’ai eue en l’écoutant, c’est que cela m’a levé le coeur, a-t-elle lancé sur les ondes à l’animatrice Anne-Marie Dussault. C’est une caricature très grossière. J’espère que les gens ne la prendront pas au premier degré… C’est un ramassis de tous les préjugés qu’on a sur nous. Ça m’atteint et me blesse. (…) Ce n’est pas comme ça que l’on pense et agit, que l’on est, essentiellement. Évidemment, c’est une caricature. Mais elle peut faire très mal. Notre réputation n’est pas très haute en plus actuellement…"

"C’est son opinion, mais moi je ne la partage pas du tout, rétorque Luc Dionne. Par contre, ça ne m’étonne pas qu’elle réagisse. Pas du tout. Je suis un peu étonné qu’elle l’ait pris au premier degré, par contre. C’est sûr qu’il va y avoir des réactions dans le monde politique. Des politiciens ne sont pas capables de voir des caricatures d’eux-mêmes dans le journal sans venir fous et entamer des poursuites. D’autres regardent ça et en rient. D’autres encore pensent qu’on dénigre le travail qu’ils font… Ça n’a rien à voir! C’est un point de vue satirique et humoristique. À ce compte-là, est-ce qu’il faudrait que les associations familiales s’insurgent contre La Petite Vie parce que Claude Meunier a fait une satire de la vie familiale! Pauline Marois dit aussi que Bunker est un ramassis de clichés qu’on entend partout au sujet des politiciens. Eh bien, si on les entend partout, c’est que la population le pense et le dit. Si c’est ça qui lui donne mal au coeur, qu’est-ce que tu veux que je fasse?"

Quoi qu’il en soit, dans ses pronostics de début de saison télévisuelle, Cossette Media a prédit un grand succès pour Bunker, tout en annonçant toutefois un seul échec cette année: Trudeau, une minisérie diffusée la saison dernière à CBC qui raconte l’histoire du politicien et fait l’éloge des institutions canadiennes. Est-ce à dire qu’on entend plus à rire de la politique qu’à en connaître les vraies histoires?

Grand désabusement
La vision de la politique présentée dans les plus récentes séries télévisées prouvent sûrement une chose: par les émissions qu’on leur propose, les Québécois souffrent d’un désintérêt pour la chose politique. Il s’agit probablement d’un autre symptôme à classer à côté des taux de participation de plus en plus faibles aux élections…

Bunker n’est pas la première série à saveur humoristique traitant de politique. À l’automne 2001, dans le genre comédie cette fois, Si la tendance se maintient, l’histoire de l’ascension politique d’un pauvre plouc jusqu’au poste de premier ministre, a été présentée sur les ondes de TVA. Bien que les deux séries soient fort différentes, elles ont le point commun de se moquer chacune à leur façon du monde politique.

Si la tendance… n’a pas connu l’immense succès populaire escompté, malgré Michel Côté en tête d’affiche et une bonne case horaire à TVA. Martin Forget, l’auteur de la série, a sa propre explication du phénomène. "J’ai peur que ce soit à cause d’un grand désabusement qu’on a ici par rapport à la politique. On ne veut même pas entendre parler de politique ou des politiciens, même en blague. Même les humoristes évitent le sujet! Lors du début de Si la tendance…, j’ai entendu des gens dire: >Ah non, ça parle de la politique, je ne veux pas regarder ça.> C’est incroyable! Alors que si on regarde du côté du Canada anglais, il y a une certaine tradition de satire, avec au moins deux émissions actuellement: This hour has 22 minutes et Royal Air Farce. Depuis la disparition des Bye-Bye, au Québec, c’est le vide ou presque."

Des séries télé comme la sienne peuvent-elles favoriser l’augmentation de ce désabusement? "Ça se pourrait. Mais ici, je pense que c’est comme si on avait franchi la barre. Si on n’est même plus capable de rire de la politique, qu’on ne veut rien savoir, c’est grave. Je crois que le désabusement est déjà bien avancé. C’est en partie à cause des politiciens. Comme l’a montré Si la tendance…, je pense que c’est une tour d’ivoire, les politiciens sont déconnectés de la population. Quand tu dis que les lobbyistes ont souvent plus de pouvoir qu’un simple député, il y a quelque chose d’anormal. C’est peut-être pourquoi les gens sont devenus aussi désillusionnés."

Si Luc Dionne reconnaît également l’existence d’un désabusement de la population ("c’est flagrant, et on le voit dans le faible taux de participation aux élections", dit-il), il ne voit pas comment une série télé comme Bunker pourrait l’alimenter. "Je ne suis pas une firme de communication. Je ne suis pas là pour faire aimer la politique au monde, ni la faire détester. J’ai juste fait un projet de télé qui, j’espère, amusera le monde. Mon but, c’est vouloir faire une télé différente, divertissante et de qualité."

Et aussi, mentionne Luc Dionne, de lancer quelques messages aux téléspectateurs au sujet de la politique… "Un de ces messages vient du personnage de Raymond Bouchard qui dit: >Dans mon métier, je ne peux pas mentir, mais je ne peux pas dire la vérité non plus.> C’est une réalité qui existe, c’est évident. Aussi, contrairement à ce que les gens pensent, c’est-à-dire que j’ai fait une série qui tire à boulets rouges sur les politiciens, j’ai plutôt réalisé une série sur l’isolement, comment le pouvoir isole l’individu et le déconnecte de la réalité, ce qu’on reproche souvent aux politiciens."

"Il y a aussi une leçon à tirer dans tout ça: tu ne changeras rien à la politique, c’est la politique qui va te changer, poursuit-il. Le personnage de David Boutin, qui est une satire de moi-même à cette époque-là, c’est ce qu’il va vivre. J’ai essayé de démontrer jusqu’à quel point les institutions réussissent à changer les individus. Je suis profondément convaincu que 95 % des gens qui vont en politique sont remplis de bonnes intentions. Mais quand tu arrives, la machine, elle, n’avance pas vite, les décisions sont longues à prendre, on réfléchit longtemps, on pense et repense encore… Faire bouger les choses en politique, c’est long."