

Magnus Ranstorp : Danger immédiat
À la lumière de documents découverts par les services secrets américains en sol afghan, le groupe terroriste Al-Qaïda s’avère une menace aussi réelle que durable pour l’Amérique. Une impression que partage l’une des sommités mondiales en matière de terrorisme international, le Dr MAGNUS RANSTORP. Exclusif.
David Desjardins
Les extraits vidéo obtenus par le réseau CNN il y a quelques semaines, montrant instructeurs et apprentis combattants d’Al-Qaïda à l’oeuvre, inquiètent. Leur contenu, ainsi que celui de manuels d’entraînement retrouvés sur place, révèlent un groupe puissant, beaucoup mieux organisé qu’on ne le croyait, doté des moyens nécessaires pour frapper à nouveau.
Directeur du Centre d’études sur le terrorisme et la violence politisée de l’Université St Andrews en Écosse et auteur de nombreux ouvrages sur le terrorisme religieux, le Dr Magnus Ranstorp a analysé les documents recueillis et répond ici en exclusivité à nos questions.
Lors de la récente parution de documents audiovisuels montrant les camps d’entraînement d’Al-Qaïda, en Afghanistan, vous confiiez à l’Associated Press que "les services secrets américains ont sous-estimé ce groupement terroriste". Pourriez-vous élaborer?
"D’abord, il aura fallu attendre jusqu’à 1997-98 pour qu’Al-Qaïda apparaisse enfin sur l’écran radar des services secrets. Trop peu, trop tard. Les cassettes vidéo et les manuels militaires dont la découverte a récemment été rendue publique démontrent qu’il s’agit là d’une organisation aux structures différentes, tout à fait particulières. Si on a cru que les ordres venaient d’en haut pour aller vers le bas, les récentes découvertes montrent que les ordres peuvent bien prendre la voie inverse ou quelque sens que ce soit. Ce que je voulais dire en parlant de sous-estimation, c’est que la manière dont on envisage le fonctionnement de ce groupe aujourd’hui est sans doute déjà reléguée au passé, ils changent de façon de faire et celle qu’on leur prête aujourd’hui est sans doute déjà celle d’hier. On parle d’un réseau complètement décentralisé, composé de cellules complètement indépendantes, elles-mêmes composées d’êtres humains dotés d’une totale autonomie d’action."
Peut-on affirmer que c’est cette autonomie et cette capacité de prendre des initiatives sans l’aval du chef qui en fait l’une des plus dangereuses organisations terroristes actives?
"Tout à fait. Les manuels d’entraînement retrouvés démontrent que les membres du groupe n’ont pas besoin de retourner en Afghanistan pour recevoir un quelconque entraînement, qu’ils peuvent le faire n’importe où. Mais en ce qui concerne la dangerosité du groupe, c’est assez relatif. Pour les Nord-Américains cependant, Al-Qaïda représente la menace la plus importante à ce jour."
Puisqu’on a quasiment ignoré son existence pendant si longtemps, est-il possible que ce groupe terroriste soit immensément plus vaste et mieux organisé qu’on ne l’imagine aujourd’hui et, donc, qu’il en soit à préparer un autre coup d’éclat?
"Je crois que plusieurs missions terroristes qui étaient prévues ont été évitées par l’arrestation massive de plusieurs suspects. Cette initiative de la part des États-Unis a sans doute ralenti leur plan d’action. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une organisation très patiente, qui a pris de très longues années à se construire. Al-Qaïda est une organisation unique en son genre, de par sa structure polyvalente, ses possibilités de toucher n’importe quel point visé sur la planète par tous les moyens: air, terre et mer. Les membres encore libres sont probablement retournés au pays d’où ils viennent, s’ils le peuvent, d’où ils planifieront probablement d’autres attaques à plus petite échelle jusqu’à ce qu’ils se soient suffisamment réorganisés afin de frapper un grand coup à nouveau."
Alors vous croyez qu’on ne devrait pas craindre de représailles majeures de la part d’Al-Qaïda dans les semaines à venir?
"Non. Enfin, rien de très important, car ce genre de planification demande énormément de temps. Ils se préparent consciencieusement, ils optent pour des tactiques intelligentes qui maximisent leurs chances de succès à un point tel où les chances d’insuccès sont quasiment nulles. Et leurs moyens sont pourtant simples, comme dans l’utilisation d’un camion-citerne rempli d’essence placé tout près d’explosifs afin de maximiser l’impact d’une explosion. De plus, chaque opération réussie sert de modèle aux autres cellules qui, en la copiant, pourront aussi obtenir des résultats satisfaisants. On devrait s’attendre à ce qu’ils frappent dans le domaine du commerce et du transport de marchandises, comme dans les ports qui ne sont pas encore sous haute surveillance. Bien que le symbolisme des attaques aériennes soit beaucoup plus fort, ils risquent de s’intéresser au domaine maritime qui, pour l’instant, est plus accessible."
D’autant plus que les mesures de sécurité dans les transports aériens ont considérablement réduit les possibilités de récidive.
"Probablement. Mais comme je vous le disais, ils ont tout leur temps, ils ne sont pas pressés. Ils vont frapper à nouveau, profitant encore une fois d’un effet de surprise qui détournera l’attention de la sécurité et ils lanceront alors une autre offensive majeure. L’effet de surprise est essentiel à la réussite d’un aussi gros coup que celui du 11 septembre, c’est ce qui explique qu’ils doivent être assez patients pour qu’on ne les attende plus, qu’ils se soient fait oublier ici afin de frapper à nouveau."
Vous avez étudié les phénomènes terroristes au Moyen-Orient, vous êtes un expert du Hezbollah libanais et du jihad islamique moderne. D’après ce que vous avez pu observer et analyser, peut-on affirmer que nous avons affaire à l’organisation terroriste la plus professionnelle et la plus déterminée de l’histoire?
"Leur entraînement, leur planification méticuleuse, leur perception très juste et fort documentée des faiblesses de leur ennemi, l’utilisation d’une forme de propagande excessivement efficace puisqu’elle passe par les réseaux de télévision: tout cela fait d’Al-Qaïda l’un des groupements terroristes les plus sophistiqués, les plus mortels, avec un rayon d’opération qui s’étend d’un bout à l’autre du globe. Voyez-vous, il n’y aura pas de fin à cette guerre, elle va se poursuivre indéfiniment à différents niveaux et intensités. Le Pentagone prévoit avoir éradiqué Al-Qaïda en 2008. Plus raisonnablement, donnons-lui au moins de 15 à 20 ans encore. La riposte américaine n’a fait qu’alimenter l’anti-américanisme dans la région. Les représailles à l’attaque du 11 septembre avaient été anticipées, et l’Occident a réagi presque exactement comme ils le croyaient, renforçant l’appui des populations du Moyen-Orient à Al-Qaïda. C’est donc loin d’être terminé."