Biblio-Vélo : Molière dans la rue
Société

Biblio-Vélo : Molière dans la rue

Depuis 1999, les instigateurs de Biblio-Vélo parcourent à bicyclette les parcs du Centre-Sud afin de permettre aux jeunes de la rue d’avoir facilement accès à une foule de livres. Un projet original. Et enrichissant.

Dans le parc des Habitations Jeanne-Mance, à l’angle du boulevard de Maisonneuve et de la rue Hôtel-de-ville, une bande de jeunes regarde passer l’été. Hier soir, ils ont dormi au carré Viger ou ailleurs dans les rues de Montréal. Mais, pour l’instant, ils fouillent dans les rayons de la bibliothèque, une bibliothèque pas comme les autres, une bibliothèque qui, comme eux, habite la rue.

Cette bibliothèque, c’est le Biblio-Vélo. "Le projet à la base était de faire circuler des livres dans les rues du Centre-Sud. Or, le meilleur moyen de véhiculer 200 livres entre le parc Berri, le parc des Foufs et la place Pasteur, c’est encore le vélo", explique Frédéric Lavoie, un des deux instigateurs du projet.

L’histoire du Biblio-Vélo débute en 1999. C’est inspiré par un anarchiste italien, qui allait distribuer des livres aux gens des quartiers défavorisés, que Stéphane Tardif se lève un matin avec une image en tête: une bicyclette avec une remorque pleine de livres dans lesquels se trouvent, peut-être, des réponses aux questions que les jeunes se posent. Ce jeune diplômé en philosophie de l’UQAM travaille, tout comme Frédéric Lavoie, chez Pops, Le Bon Dieu dans la rue, un organisme qui vient en aide aux jeunes de la rue. Les deux jeunes hommes s’associent donc et soumettent leur projet au père aidant qui leur donne son aval.

Depuis, ce qu’avait imaginé Stéphane Tardif est devenu réalité. L’entreprise est aujourd’hui soutenue par la Ville de Montréal, qui subventionne le projet. Du mois de mai à la fin octobre, et ce, à raison de trois après-midi par semaine, Stéphane, Frédéric ou David, qui s’est joint à l’équipe cette année, circulent dans les rues du centre-ville à cheval sur leurs bicyclettes auxquelles sont attachées des remorques chargées de fanzines, de journaux et de livres.

Ces livres, entreposés au Centre Saint-Pierre, 400 en tout, ils les ont choisis avec soin. Ce sont, en premier lieu, des livres faciles à lire: les jeunes de la rue n’ont pas beaucoup de temps. Mais, surtout, ce sont des livres qui traitent des sujets qui touchent et intéressent les jeunes de la rue. Cet après-midi, par exemple, Isabelle, 17 ans, a trouvé une biographie du groupe Bérurier Noir; Jonathan, 22 ans, feuillette une bande dessinée sur la brutalité policière tout en caressant son bébé rat baptisé Mescaline; et Manon lit attentivement un livre sur le végétalisme, car elle songe sérieusement à adopter cette façon de se nourrir.

Dans la remorque de Frédéric, on trouve un lexique de l’anarchisme. Ce petit livre est le préféré de Daniel, 25 ans, qui vit dans la rue depuis quelques années déjà et qui se définit comme un véritable anarchiste. Pour Stéphane Tardif, l’intérêt que porte Daniel au lexique résume bien les objectifs du projet: "Le Biblio-Vélo est un projet qui travaille sur les rêves et les révoltes des jeunes. Nous voulons leur fournir les éléments matériels pour documenter leurs révoltes ou leurs rêves."

Dans cette bibliothèque de rue, le système de prêt est simple: pas de carte de membre, ni d’avis de retard! D’ailleurs, le plus souvent, les jeunes consultent sur place les ouvrages qu’on met à leur disposition et en profitent pour discuter avec Stéphane, Frédéric ou David. "Quand un jeune a un coup de coeur pour un livre, nous lui prêtons pour une durée indéterminée. Nous connaissons presque tous les jeunes du secteur et comme ceux-ci traînent toutes leurs possessions sur eux, nous savons qu’ils reviendront éventuellement au parc avec le livre. Nous avons calculé que notre taux de retour est équivalent à celui de la Bibliothèque de Montréal, c’est-à-dire 70 %", raconte Frédéric Lavoie, tout en insistant sur le fait que le Biblio-Vélo n’est pas une bibliothèque comme les autres. "C’est un service de bibliothèque accessible à tous, mais, surtout, nous allons chercher les jeunes qui ne viennent pas naturellement à nous et nous leur proposons des bouquins."

En fait, les responsables du Biblio-Vélo voient l’aventure de leur bibliothèque de rue comme une façon différente de travailler avec les jeunes itinérants. "Souvent, les jeunes se font aider de façon un peu missionnaire. Notre philosophie à nous se situe tout à fait ailleurs: nous axons notre travail sur le plaisir, le plaisir d’être dehors avec des amis et des livres. Le Biblio-Vélo est avant tout un lieu d’échanges. Les livres nous permettent d’entrer en contact avec les jeunes et permettent aux jeunes de créer des contacts positifs entre eux", explique Stéphane Tardif. D’ailleurs, pour Claude, 23 ans, "l’intérêt du Biblio-Vélo, c’est de jaser des livres qu’on lit mais aussi de nos problèmes avec quelqu’un avant de devenir fou. En plus, les gars du Biblio-Vélo nous aident. La semaine dernière, j’ai fait une rage de dents et ils ont payé mes médicaments". Ceux qui font rouler le Biblio-Vélo ont une relation privilégiée avec les jeunes. Et ça se voit. "Quand on arrive au parc des Habitations Jeanne-Mance, lieu où se déroulent principalement nos activités, les gens nous attendent, on fait partie du décor du parc", dit l’un des instigateurs du projet.

Pourtant, les travailleurs du Biblio-Vélo se défendent bien d’être dans une relation d’aide avec les jeunes. Ils entendent plutôt les stimuler. Frédéric Lavoie, qui est aussi vidéaste, partage avec eux sa passion et donne à ceux que cela peut intéresser des cours de photo. Se définissent-ils comme des travailleurs de rue ou des bibliothécaires? "Ni l’un, ni l’autre, répond Frédéric. Nous ne sommes pas travailleurs de rue dans le sens où notre motivation n’est pas de régler les problèmes des jeunes mais de réveiller leurs intérêts par le livre. Nous ne sommes pas non plus des bibliothécaires, parce que nous, on va porter le livre dans la main des gens, ce que ne font pas habituellement les bibliothécaires."

Le Biblio-Vélo ne se limite pas aux parcs du Centre-Sud et fait parfois des balades à l’extérieur de son circuit habituel. Ces bibliothécaires d’un autre type étaient présents, par exemple, au parc Lafontaine lors de la Journée de la lenteur pour le lancement de leur saison. Par définition, les activités du Biblio-Vélo sont liées aux conditions climatiques. Ce qui fait dire à Daniel que "c’est dommage, car l’hiver, on ne peut plus lire"!