La cité radieuse
Société

La cité radieuse

Chaque année, Burning Man réunit en plein désert du Nevada des milliers de participants pour une semaine de performances artistiques, de délire collectif et de survie initiatique. Notre journaliste est allé voir cette ville aussi éphémère  qu’utopique.

"Ici à San Francisco, c’est plus gros que Noël", lance un barbu accoudé au comptoir de l’Odéon, un bar du quartier branché de la Mission, avant de sortir sur le trottoir pour allumer la cigarette qu’il n’a pas le droit de fumer à l’intérieur. Nous sommes le samedi 24 août, et depuis plusieurs jours, on peut voir des camions se remplir d’objets les plus incongrus à tous les coins de rue. En ville, on ne parle plus que de ça: dans deux jours commence Burning Man, le rassemblement qui vide chaque année la baie de San Francisco de ses artistes et aventuriers de tout poil.

Le point de rendez-vous est à huit heures de route: Black Rock City, une ville temporaire reconstruite chaque année sur le lit d’un lac asséché à 4000 pieds d’altitude, en plein désert du Nevada. Pendant huit jours, ce camp gigantesque, bâti en demi-cercle au milieu de nulle part, va accueillir plus de 30 000 personnes venues de la Côte-Ouest et du monde entier.

Ça fait deux heures qu’on a passé Reno et la civilisation a disparu. Le réservoir d’essence est à moitié vide. Alors qu’on pense faire demi-tour sur la route de gravier tant qu’on le peut encore, arrive la petite ville de Gerlach, dernière source d’eau avant le début de la Playa, cette surface d’allure martienne abandonnée par l’eau depuis des millénaires. Poussiéreux, volatile et sec comme un coup de fouet, le sol de la Playa s’étend à l’horizontale à perte de vue, entouré de montagnes acérées. Un frisson parcourt le voyageur alors qu’il se rend compte que la gigantesque ligne se dessinant maintenant au loin n’est autre que la ville du Burning Man.

La première chose qui surprend, ce sont les gens. Dans ce mardi gras post-nucléaire, on croise tous les accoutrements, maquillages, coiffures et couleurs, toujours travaillés dans les moindres détails et la plus parfaite incohérence, le tout saupoudré de cette poussière qui se niche partout. Et puis, il y a les véhicules artistiques", seuls autorisés à circuler, que l’on croise par centaines, allant des vélos de trois mètres de haut aux autobus sataniques surmontés d’un plancher de danse. Tout ce que les participants amènent ici se doit d’être retouché au rasoir, à la scie mécanique et au fer à souder. Et le plus souvent, la nudité corporelle s’affiche en toute simplicité.

L’Internet humain
"Burning Man a changé ma vie": voilà la phrase qui revient sur toutes les lèvres, et personne ne ressort mécontent de son expérience. Mais quand vient la question: "Qu’est-ce donc que Burning Man?", personne n’est capable de le dire avec précision. "Expliquer Burning Man à un nouveau venu, c’est comme expliquer une couleur à un aveugle", lit-on sur le site Web de l’événement. Il ne s’agit ni d’un festival, ni d’une rave, ni d’un Woodstock revisité, même si on peut y trouver cela aussi. L’idée, c’est que tout n’est qu’initiatives individuelles: à Burning Man, il ne doit pas y avoir de spectateurs, juste des participants.

On peut venir y jouer de la musique, tenir un bar, danser, servir des spaghettis, faire des acrobaties ou fabriquer des cerfs-volants: ce n’est qu’une question de choix personnel. Il y en a pour tout le monde, et c’est toujours spontané. Pas de mise en scène convenue, puisqu’il n’y a pas de scène, puisqu’il n’y a pas de spectateurs. Loin de rester passif, on n’hésite pas à inviter les autres dans son propre délire. Qu’on vous propose de vous masser les testicules avec du Gold Bond, qu’on vous serve des crêpes ou qu’on vous ouvre la porte d’une cage rotative enflammée, libre à vous d’offrir en retour votre air de trompette, vos designs de poils pubiens ou votre whiskey épicé. À tous les cinquante mètres, on vous propose un shooter inédit, un massage de pieds ou une peinture corporelle.

Au fond, chacun donne sa propre définition de Burning Man, tout comme chacun a sa propre vision de la société dans laquelle il vit. Dans son article paru dans Wired Magazine en 1996, l’écrivain Bruce Sterling parlait d’une "version physique de l’Internet, où l’art est aléatoire, personnel et copié-collé". Tout comme on passe d’un site à l’autre par un clic de souris, on peut déambuler d’une ambiance à une autre pendant toute une semaine à Burning Man, sans jamais faire complètement le tour de ce puzzle géant.

L’unité de base à Burning Man, ce sont les "camps". Ils représentent chacun une initiative autonome de participation, que l’on peut concevoir entre amis ou rejoindre en tant qu’invité. Plus on s’approche des "rues" en bordure du cercle central, plus les camps sont élaborés. Les activités qu’ils annoncent ne sont pas toujours au rendez-vous, car leur popularité et leurs horaires sont aussi aléatoires que les pérégrinations qui vous y mèneront. Si le bar Pinky’s est fermé, vous irez vous faire masser à Dissipation Nation; et si la file d’attente est trop longue pour aller faire votre strip-tease derrière le rideau du club Illuminaughty, vous pourrez aller sacrifier une figurine Mattel au Barbie Death Camp. Que l’on vienne triper sur l’ecstasy ou que l’on se la coule douce en famille, on peut toujours trouver un camp à sa mesure. Toutes les générations, toutes les influences sont représentées, de l’artisanat hippie à la pornographie, des Teletubbies à Mad Max. À ce sujet, on ne peut manquer le Thunderdome, un camp inspiré du film du même nom: chaque soir, les ultra-gothiques de la Death Guild y organisent des danses de feu et des combats aériens où les adversaires sont suspendus à des cordes, pendant que la foule grimpe sur le dôme pour les encourager.

L’espace central de Black Rock City, d’un diamètre de quatre kilomètres, est une immense place publique au centre de laquelle se trouve le fameux "Man" de 70 pieds, recouvert de néons bleus. Des dizaines d’installations ont été disposées un peu partout autour, jusqu’à l’horizon: sculptures, parcours d’effets sonores, pyrotechnie, illusions d’optique, souvent orientées selon le thème de l’année (en 2002, "le monde flottant").

Sur la Playa, il fait très chaud et très sec. Difficile de marcher 10 minutes sans l’indispensable trio bouteille d’eau, chapeau et crème solaire. La nuit, il fera plus frais; mais alors que le soleil est haut dans le ciel, les citoyens de Black Rock City restent le plus possible à l’ombre. La multitude des camps sont adaptés à la chaleur à l’aide de dômes de fortune et de tentures excentriques. Ceux qui viennent pour la première fois ont été longuement préparés à grand renfort d’avertissements: apportez beaucoup d’eau, et de quoi faire de l’ombre. Il n’y a aucun commerce sur place: toute la nourriture, toutes les nécessités doivent être apportées par les participants. Et comme la règle d’or est leave no trace, vous êtes prié de ramasser vos moindres déchets afin de préserver la Playa et de permettre à l’événement de rester autorisé, ce qui est déjà un miracle dans un pays aussi conservateur que les États-Unis.

Quand vient l’heure magique où le soleil passe derrière la montagne, on entend une immense clameur de soulagement. La ville, la nuit, prend l’allure d’une immense fresque fluorescente en mouvement, parcourue de sons et de musiques éparpillés à 360 degrés. Les véhicules décadents du jour prennent leurs couleurs lumineuses pour parcourir sans relâche l’espace central, invitant les passants à monter à bord pour une destination inconnue, alors que les D.J. ou musiciens perchés sur le toit répondent aux musiques provenant des camps en bordure de la ville. Çà et là, des pyromanes s’excitent sur leur bombe de propane, hissés sur d’autres véhicules ou transportant d’immenses lance-flammes. Cette furie prend son paroxysme le samedi soir, lorsque le fameux "Man" de 70 pieds est emporté par les flammes dans une cérémonie pyrotechnique d’envergure. Dès le lendemain, la plupart des installations artistiques en bois sont également brûlées dans une ultime célébration de "l’art temporaire", puis les participants retourneront au monde normal pour prendre leur première douche depuis huit jours.

Une utopie appliquée
"Je crois qu’un jour, l’Amérique sera entièrement comme ici", prophétise un sexagénaire de Seattle devant un gin-tonic-poussière. Cet espoir, tout le monde le partage ici. Aucun fan de George W. Bush en vue: pour ceux qui veulent se réconcilier avec les États-Unis, voilà le lieu tout indiqué. Black Rock City, c’est "l’utopie appliquée" de Larry Harvey, l’homme qui a créé Burning Man en faisant brûler pour la première fois son effigie humaine sur la plage de San Francisco en 1986, avec une trentaine d’amis. En effet, il n’y a pas de commerce ici, pas de logos corporatifs, pas de modes vestimentaires, pas de vedettariat (même si les rumeurs couraient cette année que Cher, John Malkovich et Steven Spielberg étaient présents!).

Sans tomber dans l’illégalité, sous le regard des policiers du Nevada qui parcourent le site, on explore au maximum la "libre expression radicale". Pendant une semaine, la vie communautaire prend la place du capitalisme, et même le concept de propriété disparaît. Interdiction de vendre ou d’acheter quoi que ce soit, interdiction d’utiliser son auto. "Burning Man nous aide à parler au voisin qui se trouve d’habitude derrière la haie du jardin", explique Roger, avec femmes et enfants nus, sous la tourelle qu’il a construite pour offrir des glissades le long d’un câble de 50 mètres. C’est la recherche d’une autre Amérique que l’on voit en application concrète dans cette ville temporaire, où l’économie du don et du troc bat son plein.

En 1996, Burning Man fêtait ses 10 ans, et comptait déjà 8000 participants. C’était la dernière année où l’événement n’avait pas encore d’organisation officielle, autorisait le port des armes automatiques et la conduite automobile. Ce fut aussi l’année des deux premiers décès. Aujourd’hui, l’événement est encadré par Black Rock City LLC, une organisation qui reste discrète mais efficace. Avec des centaines de volontaires-participants, elle dessine la ville chaque année, crée les structures de base telles que le "Man", gère les installations sanitaires, assure la sécurité et l’aide médicale, et distribue le café et la glace, les seuls produits en vente sur le site.

Burning Man a créé sa propre sous-culture à travers l’ensemble du continent. Toute l’année, les groupes qui s’y sont formés communiquent sur Internet, préparant leur prochain camp thématique, échangeant leurs photos et leurs rêves d’une société plus juste. Le site officiel (www.burningman.com) témoigne de ce vaste monde virtuel dans lequel les burners cachés dans le monde réel viennent se ressourcer dans l’attente de leur semaine annuelle de libération. Au cours de l’année, des événements secondaires sont organisés par des antennes régionales indépendantes. Et si les Canadiens de la Côte-Ouest sont nombreux à Burning Man, les burners de Montréal se comptent sur les doigts de la main. Pourtant, il y a fort à parier que la créativité et la dynamique artistique des Montréalais s’y épanouiraient parfaitement. À moins de créer notre propre environnement de survie autour d’un "homme gelé" sur la Côte-Nord…