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Analphabétisme : Tableau noir
Le Québec compte environ un million d’analphabètes, soit un adulte sur cinq. Sujet encore fort tabou, l’analphabétisme est identifié comme un frein au développement de la société québécoise, qu’il soit économique, social ou même démocratique. Malgré les efforts investis, seulement 2 % des analphabètes entreprennent des démarches d’alphabétisation… Voir a brossé le tableau noir de cette problématique.
Tommy Chouinard
Photo : Jocelyn Michel
Dans les locaux de l’organisme communautaire Resto-Vie de l’arrondissement Pierrefonds à Montréal, une douzaine d’élèves bien particuliers ont le nez dans leur cahier, la tête aux études et le coeur à l’ouvrage. Gaby, jeune femme de 21 ans qui a décroché du système scolaire au secondaire, apprend à distinguer gramme et kilogramme, litre et millilitre. Majeda, une Libanaise de 25 ans arrivée au pays il y a six ans, tente de formuler les phrases dans le bon ordre: sujet, verbe et complément. Julien, un prestataire de l’aide sociale de 52 ans sans diplôme, se creuse les méninges devant des fractions et leur dénominateur commun.
"J’apprends pas mal vite ici, lance Gaby. Après, j’aimerais ça enseigner aux autres, devenir professeure ou quelque chose comme ça." "Ça a pris du temps avant de me décider, comme beaucoup de gens ici, ajoute Julien, mais je ne le regrette pas. C’est beaucoup mieux que de rester chez nous avec mon problème."
Gaby, Julien et leurs collègues sont analphabètes. Ou plutôt en voie de ne plus l’être. Ils ont tous leur petite – et triste – histoire expliquant leur état: parents absents, problèmes de santé, conditions socioéconomiques difficiles, troubles d’apprentissage, etc. Néanmoins, depuis maintenant presque trois semaines, à raison de cinq jours par semaine de 8 h 30 à 11 h 30, et sous les bons soins de leur professeure Thérèse Caya, ils se "prennent en main", pour reprendre leur expression, et se font inculquer l’abc de la langue de Molière. "Ces gens ont beaucoup de courage, et ça travaille fort ici, je peux vous l’assurer", souligne leur professeure.
Gaby, Majeda et Julien: des cas d’exception? Loin de là. D’après une étude de Statistique Canada de 1996 et l’Enquête internationale sur l’alphabétisation des adultes (EIAA) effectuée entre 1994 et 1998, les données les plus récentes sur le sujet, le Québec compte grosso modo un million de personnes de 16 à 65 ans qui éprouvent de sérieuses difficultés à lire et à écrire. Un adulte sur cinq environ, une proportion plus importante que dans toute autre province canadienne. Parmi ce million, quelque 611 000 personnes n’ont pas atteint une neuvième année, un niveau de scolarité considéré comme la base afin de fonctionner adéquatement en société.
"Un million, c’est un gros chiffre, si bien qu’on a de la misère à le croire, mais c’est la réalité, affirme Sophie Labrecque, présidente et directrice générale de la Fondation québécoise pour l’alphabétisation (FQA), un organisme sans but lucratif voué à cette cause depuis 1989. On a tendance à penser que, quand on parle d’une personne analphabète, on fait seulement référence à des personnes très âgées et que le problème appartient à l’ancien temps. Mais la réalité est tout autre." En effet, selon le document de 1996 Lire l’avenir: un portrait de l’analphabétisme au Canada (Statistique Canada), 11 % des jeunes de 16 à 25 ans sont incapables de comprendre l’information contenue dans des textes tels les éditoriaux ou les fictions, tandis que 10 % ne peuvent utiliser des documents d’usage courant comme des demandes d’emploi, des formulaires de paie ou même des horaires de transport. Si 50 % des adultes ayant des problèmes importants de lecture vivent dans des ménages à faible revenu, un travailleur sur trois présente aussi de faibles capacités de lecture et d’écriture au Canada.
Il faut bien s’entendre: ce ne sont pas un million de Québécois qui ne savent ni lire ni écrire (250 000 dans les faits), mais est considérée comme analphabète toute personne "ayant une faible capacité de lecture et d’écriture qui nuit au bon fonctionnement de la société, tant sur le plan personnel que social et professionnel", comme le note la FQA. Bref, il s’agit de personnes ayant des aptitudes si faibles qu’elles sont incapables de faire face à bien des situations du quotidien. Par exemple, selon les tests de l’EIAA, quelque 28 % des Québécois se classent au niveau le plus faible de lecture dans le cas des textes suivis (articles de journaux et de revues), 31 % sont dans le même cas pour ce qui est des textes schématiques (cartes routières, horaires de transport, demandes d’emploi) et 28 % en ce qui concerne les textes au contenu quantitatif (établir le solde d’un compte, calculer le pourboire). En passant, ces données sont de 6 % supérieures à la moyenne canadienne… À un tel niveau, le quart de la population québécoise ne serait pas en mesure de déterminer correctement la dose d’un médicament à s’administrer selon la posologie indiquée sur l’étiquette!
Et c’est sans compter le fait que seulement 30 % de la population québécoise fréquente les bibliothèques publiques, que 43 % des adultes affirment ne lire jamais ou alors que très rarement (et ce, malgré la Politique de la lecture de 1998), et que plus ou moins 33 % des jeunes sortent de l’école secondaire sans diplôme (malgré, là encore, des efforts déployés par le gouvernement)…
Comme l’ont reconnu l’OCDE et Statistique Canada, l’analphabétisme constitue "un frein au développement d’une société". Les individus qui possèdent des lacunes en lecture et en écriture ont moins de chances de trouver un emploi (ou, s’ils y parviennent, celui-ci sera précaire et/ou moins bien rémunéré) et seront davantage vulnérables aux abus. Des problèmes de santé physique et mentale peuvent même être liés à l’analphabétisme, dont le stress chronique ou la dépression, en raison de la marginalisation et du manque de connaissances. De l’analphabétisme pur et simple découle une foule d’autres types d’analphabétisme: civique (faible participation aux activités démocratiques et sociales), informatique (utilisation d’un ordinateur), économique (incapacité d’utiliser un guichet automatique, de déchiffrer un bail, etc.).
Dans une société dite "de l’information" et une économie dite, elle, "du savoir" (un virage qualifié de "technologique", peut-on ajouter), un haut taux d’analphabétisme apparaît comme un phénomène pour le moins gênant. Le problème est partagé dans tous les pays industrialisés (15 % d’analphabètes en moyenne), mais le Québec fait bien piètre figure. "On parle beaucoup de société du savoir, mais on ne se demande pas si on la met à la portée de tout le monde, affirme Sophie Labrecque. Il ne faudrait pas avancer socialement en laissant des gens derrière nous, en les abandonnant. (…) Aujourd’hui, avec la technologie, maîtriser au moins une langue est essentielle. Partout, même dans les chaînes de montage, il faut être de plus en plus apte à lire et à écrire, à se conformer à des normes de compétences, etc. Ce n’est plus comme avant."
Selon la présidente de la FQA, l’analphabétisme constitue cependant une problématique peu considérée. "Je pense que c’est à cause du chiffre, explique-t-elle. Si on avait un chiffre plus bas, 45 000 par exemple, on arriverait à sensibiliser les gens, à dire que c’est possible que ça n’existe plus. Mais là, ça a l’air d’un vrai problème de société. Ça nous force à se poser des questions sur nos choix sociaux. Après tout, l’analphabétisme n’est pas seulement un problème personnel, c’est aussi et surtout une responsabilité sociale."
Pourtant, le sujet reste tabou: les autorités en parlent vaguement sans approfondir (il aura fallu attendre jusqu’à cette année pour que le Québec se penche sur la question en participant à une étude poussée, actuellement en cours), alors que les personnes analphabètes elles-mêmes n’osent avouer leurs difficultés. "Des analphabètes! Où ça?"
Apprendre l’abc
"L’apprentissage d’une langue, c’est un code, explique Sophie Labrecque. À l’école, on nous le montre tous d’une même manière. Mais les mécanismes d’apprentissage ne conviennent pas à tout le monde. Le principal problème des analphabètes, c’est que le code qui a fonctionné pour toi n’a pas fonctionné pour eux à cause de toutes sortes de raisons: l’école, la famille, des troubles d’apprentissage, de vision, de concentration, des problèmes physiques. On dit souvent à tort que les analphabètes ne sont pas intelligents, mais en fait ils ont développé des habiletés incroyables, comme une mémoire phénoménale, car ils retiennent tout par coeur. Aussi, tout le monde a le même réflexe: ces personnes n’ont qu’à faire comme moi et retourner à l’école! Mais même si elles retournent à l’école, elles ne peuvent pas apprendre de la même manière que nous autres, car elles ont eu un échec dans le passé. C’est pourquoi il y a des solutions de rechange."
Par "solutions de rechange", Sophie Labrecque entend deux choix qui s’offrent aux personnes analphabètes voulant maîtriser leur langue: réaliser leur processus d’alphabétisation au sein des commissions scolaires ou alors auprès des groupes populaires. Les deux sont encadrés par la Politique gouvernementale en formation professionnelle et éducation des adultes, lancée en mai dernier. Les commissions scolaires du Québec, qui offrent la plus grande part des cours d’alphabétisation, disposent de 219 centres d’éducation des adultes répartis sur tout le territoire. C’est d’ailleurs la Commission scolaire Marguerite-Bourgeois qui supervise les activités d’alphabétisation chez Resto-Vie. Les activités vont de la démarche pédagogique habituelle aux projets plus originaux, mieux adaptés à la demande.
"Par exemple, l’alphabétisation peut se faire en simulant l’ouverture d’un magasin comme une friperie. Simplement à partir de cela, on voit toute une série de notions: le calcul, l’arithmétique, les pourcentages, l’écriture, affirme Jean-Pierre Rathé, responsable du comité alpha de la Table des responsables de l’éducation des adultes et de la formation professionnelle des commissions scolaires du Québec. Dans certains centres, on prépare des recettes de cuisine. Là encore, il y a aussi le volet écriture, lecture, calcul. À partir de projets comme ceux-là, nous allons davantage rejoindre les gens et les stimuler."
L’autre voie, c’est celle des groupes populaires en alphabétisation, une approche qui se veut différente de l’école traditionnelle. Quelque 130 groupes de ce genre sont accrédités, tout comme leurs formateurs, par le gouvernement québécois qui finance leurs activités par le biais du Programme de soutien à l’alphabétisation populaire autonome. "L’approche de l’alphabétisation populaire est plus souple, affirme Christian Pelletier du Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec, qui représente 76 de ces groupes. Nous préconisons les petits groupes et ajustons notre rythme d’apprentissage. Nous offrons aussi un milieu de vie: nous voulons que les personnes analphabètes participent à la vie en communauté, les former comme citoyens, les valoriser aussi."
Plus encore que le travail d’alphabétisation lui-même, le RGPAQ fait pression sur les gouvernements par la voie de son comité de défense des droits des personnes analphabètes. "Les personnes peu alphabétisées ont, par exemple, des problèmes de logement comme tout le monde, mais peut-être pire que les autres car elles ne savent pas lire leur bail et tout ça, souligne Christian Pelletier. Et c’est sans compter qu’elles peuvent être victimes d’abuseurs de toutes sortes. Nous revendiquons également depuis des années un vrai droit de vote aux personnes analphabètes: on aimerait que le bulletin de vote ait le sigle du parti et la photo du candidat pour que les analphabètes puissent exercer leur droit de façon éclairée."
De maigres résultats
Le 5 septembre dernier, le ministre de l’Éducation Sylvain Simard a lancé une nouvelle campagne de promotion de l’alphabétisation ayant pour thème Savoir lire, écrire et compter, c’est profiter de la vie! Des affiches seront installées dans des endroits publics comme le métro et l’autobus (des affiches, c’est bien pour sensibiliser la population en général, mais pour informer des gens qui ne savent pas lire, on repassera; m’enfin) et des messages publicitaires seront diffusés sur les ondes radiophoniques. Chaque année, le ministère investit près de 23 millions de dollars pour lutter contre l’analphabétisme au Québec. Au cours des cinq prochaines années, le gouvernement souhaite ainsi que 5000 personnes de plus s’inscrivent aux services d’alphabétisation, ce qui porterait leur nombre à près de 25 000.
Si, si: 25 000. Sur un million! En fait, seulement 2 % des analphabètes entreprennent des démarches d’alphabétisation. À peine un peu plus de 18 000 inscriptions en alphabétisation ont été enregistrées en 2000-2001, 12 000 dans les commissions scolaires (une baisse de 60 % depuis le début des années 90) et 6000 dans les groupes d’alphabétisation populaire autonomes. "Ce n’est pas facile de les rejoindre dans la mesure où on ne peut pas faire de publicité dans le journal, affirme Jean-Pierre Rathé. C’est pourquoi le recrutement se fait plus par le bouche à oreille. Ensuite, il y a une autre difficulté: ce n’est pas tout le monde qui est prêt à dire qu’il ne sait pas lire et écrire…"
"Je pense que le principal obstacle, c’est le financement, croit pour sa part Christian Pelletier. Des groupes populaires ont même des listes d’attente! Des groupes commencent au mois d’octobre et sont obligés de finir au mois d’avril faute de moyens. Et en plus, c’est difficile de faire le recrutement à cause de ça. La moyenne de subvention pour un groupe est de 70 000 dollars. Avec ça, il faut que tu maintiennes un local, les activités de sensibilisation, le recrutement, le transport dans les régions éloignées. Ce n’est pas facile dans ces conditions."
La ligne Info-Alpha de la FQA, un service téléphonique confidentiel et sans frais qui vise justement à rejoindre les personnes analphabètes, a aidé 44 000 personnes depuis 1990. C’est bien, mais assez peu. Trop peu? "Convaincre une personne analphabète de s’inscrire dans un service d’alphabétisation, c’est très difficile, note Sophie Labrecque. Pour qu’une personne analphabète nous appelle et veuille participer, il faut qu’elle frappe un mur. Par exemple, un plombier dont la femme faisait toute la comptabilité et s’occupait de la paperasse le quitte. Il est mal pris, ses affaires vont mal. C’est à ce moment-là qu’il va appeler. Autrement, les personnes analphabètes vivent dans la honte, l’exclusion, la marginalisation. Elles sont tellement obsédées à l’idée que quelqu’un puisse découvrir leur problème qu’elles vont tout faire pour le cacher."
Tous s’entendent pour dire une chose, et Sophie Labrecque la première: "Si la société québécoise avait une plus grande valorisation de l’éducation et était prête à faire face à ses problèmes, l’analphabétisme pourrait reculer. On démissionne trop souvent. Pourtant, on a tous un devoir de citoyen de s’intéresser à cette problématique."