Droit de cité : Nul si découvert
Société

Droit de cité : Nul si découvert

Peut-être l’avez-vous vu, moi pas, parce que sa diffusion empiète fâcheusement sur l’heure traditionnelle de la booze, mais Infoman présentait vendredi soir un topo de Patrick Masbourian quelque peu dérangeant.

En gros, le portrait est le suivant: Loto-Québec a un comptoir de loteries à l’hôpital psychiatrique Louis-H.-Lafontaine, dans l’est de Montréal. Un comptoir accessible à tous, c’est-à-dire également aux psychiatrisés. Dans le reportage, on y suivait un résident dans ses séances de grattage de gratteux.

Infoman nous avait avertis qu’il s’agirait d’un futur "front" du Journal de Montréal… Mais, malgré l’obscénité présumée de l’affaire, malgré que ça implique cette société d’État qu’on aime tant châtier, il n’y a eu aucune suite. Comme si quelqu’un avait gratter la case "Nul si découvert". Ou comme si la gang d’Infoman, et moi de même, n’étions que des vierges offensées à la susceptibilité toute puritaine.

Pourtant, Loto-Québec aussi s’attendait à une avalanche médiatique. Son porte-parole, Jean-Pierre Roy, avait déjà appris par coeur les moindres détails de ce très modeste point de vente parmi 12 000. C’est qu’à Loto-Québec, aussi joyeusement paradoxal que cela puisse paraître, on ne laisse rien au hasard; la société d’État garderait dans sa voûte un plan B en cas de guerre nucléaire que cela n’étonnerait personne. Elle est parmi les plus paranos, manipulatrices et gourmandes de nos entreprises, secteurs privé et public confondus. Et ça n’a rien à voir avec ce qu’elle vend; ce serait des crottes de ouistiti sauvage en sachet qu’elle serait aussi parano, manipulatrice et gourmande.

Anyway, on n’a peut-être pas affaire à une Hippopo-Gate. Le comptoir existe depuis 1980. Selon la direction de l’hôpital, 80 % des ventes proviennent du personnel et des visiteurs. Il y aurait même un "code d’éthique", où les cas d’abus chez les patients seraient immédiatement signalés à la responsable du comptoir, qui se ferait un devoir de leur fermer la porte. Une partie des profits du comptoir, autour de 5 000 $ sur des ventes brutes de 200 000 $, est versée à la Fondation de l’hôpital. Une partie infime cependant, du million et demi qu’a recueilli la Fondation depuis sa création en 1993. Et des comptoirs de loteries, il en existe dans plusieurs autres institutions psychiatriques au Québec.

Néanmoins, cette situation pose une question importante: peut-on vendre n’importe quoi, n’importe où au nom de n’importe quelle raison?

Pourtant, si Dieu était une société, il prendrait la forme de Loto-Québec, tant le boulier national est présent partout, tout le temps, jusque dans nos esprits. Qui n’a jamais énoncé à la blague "Ça ne change pas le monde, sauf que…" ou "l’oeuf ou l’enveloppe"?

Il y a 12 000 points de vente de loteries. On peut acheter les billets par Internet, se les faire livrer par courrier via un abonnement. Tous les bingos de la province sont maintenant sous la houlette de la société d’État. Il y a des loteries en ligne et sur cédérom, qui visent ouvertement la clientèle "jeune". Neuf bars sur dix ont des appareils de loteries vidéo; ce qui donne une salle de jeu pour 1800 personnes! Il y a aussi les trois casinos, et le quatrième que souhaite construire la société.

Alors, dans les hôpitaux psychiatriques, est-ce nécessaire?

Le gouvernement a promis qu’il se pencherait sur l’importance de l’offre de jeu au Québec. Mais l’offre, ce n’est pas seulement des chiffres, ce sont aussi des manières. Ainsi, Loto-Québec dépense en publicité directe 15 millions $ par année, ce qui, toute proportion gardée, serait cinq fois et demie ce que dépensent les loteries américaines, selon le professeur de philosophie Pierre Desjardins, réputé connaisseur des questions liées au jeu.

Les appareils de loteries vidéo n’ingurgitaient au départ que des pièces de monnaie; maintenant, ils avalent aussi les billets de 20 $. L’alcool en vente à distance de bras, et la présence accrue de guichets automatiques, en ligne avec les appareils, n’émeuvent guère Loto-Québec.

Au dépanneur, nous sommes invariablement accueillis par un "Un 6/49 avec ça?". Pourquoi la caissière nous demande-t-elle jamais "Un Devoir avec ça?", s’il n’y a pas de pressions des représentants de Loto-Québec auprès du commerçant? Les gratteux sont étalés sur le comptoir, et la somme du prochain gros lot est plus visible que le caissier.

Il y a aussi les deux "infomerciales" diffusées à TVA sous le couvert de quizz, qui figurent constamment au palmarès des "émissions" les plus écoutées.

Et, depuis quelque temps, pour redorer son image malmenée par les médias, Loto-Québec nous afflige d’un autre "infomercial" de 45 secondes, juste avant le bulletin de nouvelles de 22 heures et pendant l’émission matinale, sous prétexte de nous "montrer l’envers du décor", du genre: "Les pattes de chaises du Casino de Machin truc sont faites par Ben l’ébéniste de Beauceville." Lui, de nous confier: "Grâce à Loto-Québec, j’ai pu me faire connaître, et vendre mes pattes de chaises dans les barbottes mohawks d’Akwesasne." Bref, sans Loto-Québec, ce n’est pas à la fermeture de Murdochville qu’on songerait, mais à celle de la Gaspésie au complet.

Partout, tout le temps, dans une société qui compterait deux fois plus de joueurs à problèmes qu’ailleurs sur le continent. Alors, dans les hôpitaux psychiatriques, est-ce nécessaire? Ou suis-je trop puritain? Merci de me le faire savoir.