Entrevue avec Paul Inchauspé : père de la réforme
Société

Entrevue avec Paul Inchauspé : père de la réforme

On le surnomme le "père de la réforme", mais la paternité lui paraît parfois bien pénible. PAUL INCHAUSPÉ continue pourtant de s’indigner: normal, l’instruction et l’alphabétisation demeurent le combat de sa vie.

Paul Inchauspé est fils de paysans, et dit avec fierté avoir toujours trouvé curiosité et stimulation intellectuelle autour de lui. Né au Pays basque, il vit au Québec depuis presque 40 ans, et s’est impliqué dans le milieu scolaire parce que l’instruction est pour lui une passion. Philosophe, sociologue, puis professeur, il a dirigé le Collège Ahuntsic pendant 14 ans. Commissaire aux États généraux sur l’éducation (1995-1996), Inchauspé a été mandaté par la ministre Pauline Marois, alors à l’Éducation, pour changer les programmes scolaires du primaire et du secondaire. Il a aussi présidé les audiences publiques sur la Politique de la formation continue (éducation des adultes) en 1998, et fut à la tête du conseil d’administration de Télé-Québec jusqu’à tout récemment.

Quand vous prononcez le mot "analphabétisme", le prof s’échauffe et l’homme vilipende notre inertie collective et politique. C’est pour cela qu’il s’est élevé contre le jargon des fonctionnaires qui ont écrit le programme de la Réforme, leur enjoignant de le "réécrire lisiblement"… Un homme qui a le courage de ses opinions et du coeur au ventre.

Comment liez-vous la situation actuelle de l’analphabétisme au Québec à l’évolution de notre système d’éducation?
À la suite du rapport Parent, publié en 1964, on s’est dit qu’il suffirait d’ouvrir des écoles, et que tout irait de soi. Or, on constate que ce n’est pas si facile: on remplit peut-être les écoles, mais il y a quand même des analphabètes 40 ans après. On a mis des services sur pied pour les soutenir, mais si l’on ne suscite pas les besoins, ils n’y auront pas recours. C’est pour cela que je répète qu’il faut jouer sans arrêt sur la "demande" en éducation, parce qu’elle n’est pas un produit économique, et qu’elle a ses exigences. S’il n’y a pas de convictions fortes, et politiques, cela ne marchera jamais. Par exemple, on connaît le problème de l’analphabétisme, on sait ce qui ne va pas, on a les données. Mais cela continue!

Pourquoi, selon vous?
Parce que le problème de l’analphabétisme, la manière dont on mesure sa gravité, dépend des instruments que l’on se donne. Ceux-ci ont évolué, mais chaque fois, on "réaménage" la question et on se dit que tout ne va pas si mal; que, finalement, les gens se débrouillent, etc. Moi, je pense que l’on ne veut tout simplement pas voir la question. Ça nous gêne. Ça nous gêne qu’après 40 ans d’efforts on ait encore un haut taux d’analphabétisme au Québec. Au-delà des efforts que l’on fait pour former les jeunes et les adultes, le seuil en deçà duquel on est analphabète ne cesse pourtant de monter.

Comment les besoins des gens ont-ils évolué?
On aurait pu croire, il y a 20 ou 30 ans, que ceux qui n’avaient pas une 9e année (niveau minimum pour considérer que l’on a une "formation de base") pouvaient continuer à vivre comme tout le monde. Mais les changements technologiques des dernières années ont bouleversé la vie des gens, comme par exemple ceux qui ont 45 ans aujourd’hui: ils ont bien appris à connaître quelques logiciels mais, grosso modo, ils n’ont pas tous eu la formation générale de base qui permette de "maîtriser" les changements, et notamment les changements technologiques. Je ne parle pas de formation informatique, mais de formation "générale", qui permette la réflexion conceptuelle, la mise à distance, l’interaction des savoirs.

Dans quel domaine, par exemple?
Prenez les métiers des mines: c’était la force physique qui importait, alors qu’aujourd’hui, les instruments sont contrôlés par ordinateur et très sophistiqués. Ce besoin de formation de base est tellement bien documenté que l’on a aussi l’exemple de la boulangerie Weston qui a dû se transformer pour améliorer sa production. La direction de l ‘entreprise a choisi de donner une formation de français et de mathématiques de niveaux secondaire 3 et 4 pour mettre le personnel à l’aise au cours de ces changements. Ce qui veut dire que l’on reconnaissait les manques! Cela montre bien que les gens qui n’avaient pas ces formations pouvaient être "déclassés". Et il faut rappeler que cela est vécu très douloureusement par les individus…

Vous dites donc que l’école n’est pas la seule à devoir y mettre du sien…
Non, TOUS les secteurs de la société doivent participer. En d’autres termes, il ne suffit pas que l’école fasse son travail, il faut aussi qu’il y ait une "valorisation" du savoir et de l’éducation autour des jeunes, dans la famille et les milieux de travail. Les enfants qui vont bien à l’école sont ceux qui voient leurs parents poser des questions, lire, se renseigner; bref, ils vivent dans un environnement dynamique. Lors des États généraux sur l’éducation, où j’ai passé 900 heures à écouter des gens de tous les milieux, je me suis bien rendu compte que l’école était encore le lieu de la contrainte, pas du tout celui de l’épanouissement. J’ai entendu des parents dire que l’école n’était pas importante, qu’il y avait d’autres moyens de se débrouiller dans la vie, surtout pour leurs garçons. Quand j’entends ça, je me dis qu’on a du travail à faire… Si on ne développe pas d’intérêt pour le savoir, si on ne lutte pas contre l’analphabétisme sur tous les plans, on sacrifiera une génération.

Est-ce que cela n’est pas déjà fait, lorsqu’on doit imposer aux candidats universitaires de passer des examens de français pour s’assurer de leur niveau scolaire?
Oui… Mais on met tout sur le dos de l’école. Je pense qu’il ne faut pas considérer le problème de l’analphabétisme comme un "rattrapage" mais comme une lutte constante; l’image qui me vient est la suivante: vous avez beau défricher une forêt, si vous ne vous en occupez pas, tout repousse.

Est-ce que l’indifférence à l’analphabétisme n’est pas en train de faire ce que voulait combattre la commission Parent: la création d’une élite, économique celle-là?
Attention: le rapport Parent a eu ses effets bénéfiques, notamment auprès des francophones, des femmes, et des gens des régions. Cela est très important. Mais le problème, c’est qu’il faut continuer à se battre. Et il faut bien se rappeler que la vague de fond qui sous-tendait la commission Parent était menée par des idées de nature "économique": le Québec, pour entrer dans la modernité, avait besoin de revoir son système d’éducation. Bien qu’il y ait eu des gens admirables qui croyaient aux vertus du savoir, c’était l’économisme qui menait déjà. Il y avait des intellectuels pour porter des valeurs humaines (ceux de la Révolution tranquille, notamment), mais quand ils se sont tus, c’est le discours "économiste" qui est resté. Et ce discours est toujours là, plus que jamais d’ailleurs.

Même dans le système scolaire?
Oui! Vous savez, quand nous avons proposé la Politique de l’éducation des adultes, un recteur universitaire a répondu que le problème de l’analphabétisme n’avait pas à être abordé à leur niveau. Selon lui, il fallait parler de développement économique, de milieu de travail, etc. Moi, quand j’entends ça de la part d’un leader, et surtout d’un leader universitaire, ça me scandalise. Je voudrais que les recteurs d’université défendent un peu plus de grandes idées sur l’éducation, sur le développement des personnes, et un peu moins leurs boutiques.

Selon vous, le discours économique n’est-il pas en train de remplacer le discours religieux d’antan qui se méfiait du savoir et de la connaissance?
Oui, on peut le voir comme ça. Il se manifeste par le même unanimisme. De plus, il se méfie des intellectuels et des gens qui défendent des idées qui ne sont pas destinées au rendement, au profit. L’enseignement est obligatoire au Québec depuis 1942; dans la majorité des pays dits occidentaux avec lesquels on se compare, c’est depuis à peu près 140 ans. Cela doit faire réfléchir. Une tradition du savoir, ça se bâtit.