Riders on the Storm par John Densmore
Société

Riders on the Storm par John Densmore

S’opposant à la logique de l’argent, JOHN DENSMORE, le batteur de la mythique formation The Doors, explique ici dans ses propres termes les raisons qui l’empêchent de vendre les chansons de son groupe à des fins publicitaires; le fantôme de Jim Morrison et son intégrité légendaire en filigrane. Quand les hommes vivront d’amour.

Je suis figé par l’horreur en écoutant le message téléphonique de notre agent. Nous, les Doors, avons reçu une énième offre: une somme mirobolante d’argent nous serait allouée en échange du droit à l’utilisation de l’une de nos chansons pour une publicité. Ils n’abandonnent donc jamais! Il semble qu’aujourd’hui, il soit difficile d’imaginer que tout le monde n’a pas de prix.

La compagnie informatique Apple a appelé un jeudi – ils avaient déjà eu l’audace de débourser de l’argent afin de faire le montage de When the Music’s Over pour la publicité de leur nouvel ordinateur cubique. Ils veulent la diffuser dès la fin de la semaine et nous offrent un million et demi de dollars en échange! Un million et demi de dollars!

D’entrée de jeu, je suis assez clair quant à mon refus de participer à une telle entreprise. Nous n’avons certainement pas besoin de cet argent, mais je subis énormément de pression de la part de l’un des membres du groupe. Celui qui porte des lunettes et joue du clavier.

"La publicité nous donnera plus de visibilité", dit-il. Je lui demande: "Alors ce n’est pas l’argent qui t’intéresse?" Il répond que non, même si la première question qu’il pose est généralement "Combien?" lorsque nous recevons de telles offres et qu’il est presque toujours partant pour ce genre d’"affaire". Il ne suggère jamais que nous jouions les Robin Hood non plus. Si j’ai appris une chose de Jim Morrison, c’est le respect de ce que nous avons créé. Je refuse l’offre.

Heureusement, en 1965, Jim avait cru bon de séparer tous les pouvoirs décisionnels en quatre, chacun des membres ayant un droit de veto inaliénable. Et bien sûr, chaque fois je dis non, et chaque fois ils doublent l’offre!

Toute l’histoire a débuté en 1967, lorsque Buick nous avait proposé 75 000 $ pour utiliser Light My Fire afin de promouvoir son nouveau petit bolide – l’Opel. Comme vous le savez sans doute si vous avez lu mon livre ou avez vu le film d’Oliver Stone, Ray, Robby et John (donc moi-même) avions accepté en l’absence de Jim qui était introuvable. À son retour, il avait pété les plombs, et cela, même s’il n’était pas l’auteur de cette chanson (Robby l’a écrite). Il avait alors appelé la compagnie et l’avait menacée de détruire une Opel en direct à la télévision si elle repassait la publicité: je crois que c’est exactement le genre de chose qui fait que ce type me manque autant.

En fait, tout a même commencé en 1965, alors que nous n’étions qu’un groupe de garage et que Jim – qui ne jouait d’aucun instrument mais contribuait aux chansons par les textes et les mélodies – nous avait proposé de partager tous les droits des chansons. Et pour que personne ne fasse quoi que ce soit qui puisse léser les autres, il imposa aussi cette idée de veto. La démocratie en action! Quelle était donc l’intention à l’origine? Liberté et justice pour les chansons… la poursuite du bonheur… Et qu’est-ce que le bonheur? Plus d’argent? Plus de célébrité? Les Vietnamiens croient que nous naissons heureux, que nous n’avons pas à le poursuivre, le bonheur. Nous avons tenté de leur enlever cette idée à coups de bombes dans ma jeunesse, et à voir le résultat, il appert que nous avons probablement réussi.

Tout cela est très déprimant, John, où t’en vas-tu comme ça? Le monde est rempli d’espoir dans sa marche vers la démocratie. C’est une bonne chose, John… Qui parle? La voix du gène de la cupidité. Vaclav Havel avait raison de dire, lors de son élection à la tête de la République tchèque, que "nous ne nous précipiterons pas dans ce système trop rapidement, parce que je ne suis pas convaincu qu’il y ait une si grande différence entre le KGB et IBM".

Autrefois, nous construisions nos villes autour des églises. Aujourd’hui, les banques sont au centre de nos vies. Je sais, ce sont les années 90… Mais non, John, c’est le nouveau millénaire, espèce de dinosaure! Dinosaure du rock, soit. Mes cheveux ne sont plus aussi longs qu’auparavant, je ne fume plus autant de pot et j’ai un début de calvitie assez évident. Le dollar est tout-puissant, les publicités sont cools, aussi cools que les plus cools des vidéoclips de rock.

Mais pourquoi Jim insistait-il autant sur le fait que nous étions "des politiciens érotiques"? Si j’avais été le batteur des Grassroots, ça ne m’aurait sans doute pas scié en deux d’entendre le Revolution de John Lennon dans une pub de chaussures de tennis, des Nike de surcroît! Cette chanson fait partie de la BO de ma jeunesse, alors que les rues étaient combles de citoyens passionnés exerçant leur droit de parole. Mais attendez, les rues sont occupées à nouveau! Ou plutôt, elles l’étaient avant le 11 septembre. Et les revendications de ceux qui les occupent sont à peu près les mêmes que celles que j’exprime ici.

Je suppose que c’est pour les mêmes raisons que j’accompagnais Bonnie Raitt durant la convention démocrate de 1996. Nous chantions pour encourager les troupes. Bob Hope l’avait fait lors de la Seconde Guerre mondiale, seulement nos soldats à nous portaient des bermudas surdimensionnés et arboraient de longs dreadlocks. Je ne veux pas "l’anarchie, maintenant", une affirmation hippie usée à la corde, mais j’aimerais bien revoir une classe moyenne dans ce pays un jour.

L’Europe me semble plus saine de nos jours. Ils sont plus "verts" que nous. Ils vivent une certaine paranoïa envers la nourriture transgénique et tentent de rendre l’OTAN plus indépendant, au cas où nous deviendrions un peu trop audacieux dans notre manière de gérer le globe. Lorsque les Doors s’étaient rendus là-bas pour une première fois, en 1967, les compagnies de disques me semblaient aussi plus saines et équilibrées. Les boutiques pouvaient ne commander que ce qu’elles croyaient pouvoir vendre, sans retour au manufacturier. Cela éliminait cette fausse ferveur que notre pays produit aujourd’hui, fomentant un "buzz" de ventes "double platine", avant de reprendre la moitié de ces disques qui dorment sur les tablettes, jamais vendus. Aujourd’hui, la limite de temps pour retourner ces disques est même de trois à six mois, faussant dramatiquement les chiffres de vente.

Notre groupe avait signé son contrat avec une compagnie de musique folk. Judy Collins, Love et le Butterfield Blues Band faisaient partie de notre petite écurie: Elektra. Nous pouvions appeler le président, Jac Holzman, et même discuter avec lui… Et ça, c’était même avant de connaître le succès! Eh bien, Jac a vendu pour 10 millions $ en 1970, et nous sommes alors devenus la propriété d’une corporation. Aujourd’hui, seulement cinq corporations se partagent presque toute l’industrie du disque. Au moins, nous ne sommes pas sur celle qui appartient [NDT: appartenait] à Seagram’s. Attendez… peut-être pourrions-nous obtenir de l’alcool gratuitement? Mais probablement pas; car si les avances sont toujours déduites des gains, l’alcool l’est probablement aussi.

Ces impeccables artistes anglais tombent aussi dans le piège. Pete Townsend continue de nous tromper tous (NDT: traduction de "keeps on fooling us again", en référence, bien sûr, à la chanson Won’t Get Fooled Again) en vendant les succès des Who aux yuppies amateurs de VUS. Aussi, j’espère que Sting a offert une ballade en Jaguar (voiture dont il fait la publicité) aux chamans de la forêt amazonienne avec lesquels il entretient des liens, sachant que la Jaguar – qui est aussi un animal en voie d’extinction – est une insatiable buveuse d’essence. Si vous me connaissiez dans les années 60, vous serez sans doute tenté de croire que cette attaque – enfin, cette affirmation – a quelque chose de très personnel, puisqu’on m’appelait Jaguar John à l’époque. En effet, j’ai possédé la première version de la XJ-6, bien avant qu’elle devienne populaire auprès des comptables. Ensuite, je l’avais échangée pour une Mark IV qui ressemblait à une Rolls Royce, une autre insatiable buveuse d’essence. Tout cela remonte au temps où je respirais les premiers effluves de la vie de rock-star. Heureusement, j’ai appris quelques choses de tout cela. Par exemple: qu’est-ce qu’une planète rongée, usée à la corde, peut receler de bon?

Je continue de croire que le seul membre d’origine polonaise de notre groupe n’a rien retenu de l’incident Opel. Et je suis absolument inflexible sur ce point: un seul autre message publicitaire et nous perdrons le respect de notre chanteur. "Jim est MORT", répond notre pianiste à cette ligne de pensée. Et c’est précisément la raison pour laquelle nous devons résister, selon moi. Le regretté transcendantaliste George Harrison avait d’ailleurs quelque chose d’intéressant à dire à ce sujet. "Les Beatles auraient pu faire des millions de plus [en faisant des publicités], mais nous croyions que cela minimiserait l’importance du groupe et de ses chansons, disait-il. Ce serait très pratique de pouvoir parler à John [Lennon]… parce qu’il manque un quart du groupe… Et en fait, il ne manque pas puisque Yoko est toujours là, faisant rouler les affaires comme jamais…" Parlait-il de la publicité pour Nike ou de la photo de couverture d’album avec John et Yoko nus qui servait désormais à vendre de la vodka?

Étrangement, ce sont John et Yoko qui m’ont inspiré à donner 10 % de mes revenus à des oeuvres de charité, au début des années 80. Dans une entrevue accordée à Playboy, John racontait qu’il perpétuait cette vieille tradition et ça m’était resté en tête… Si tout le monde donnait 10 % de son salaire, ce monde retrouverait sans doute un minimum d’équilibre. L’an dernier, ayant offert 15 % de mes revenus, ce vieux sentiment se mit à me tarauder: le gène de la cupidité, encore une fois.

À la sortie du film d’Oliver Stone, les redevances pour nos chansons ont triplé. Et comme j’écrivais ces chèques de 10 %, ma main tremblait. Pourquoi? Cela voulait pourtant dire que je faisais plus d’argent au final? C’était encore la cupidité. Je me rappelle d’ailleurs la voix de cette dernière, essayant de me faire oublier mon veto pour une publicité de cigarettes au Japon.

"C’est la seule manière d’avoir un hit là-bas, John. Ils adorent les publicités, c’est le nouveau truc!"

"Et que fais-tu de l’incitatif pour les jeunes à commencer à fumer, Ray?"

"Pourquoi faut-il que tu sois toujours aussi politically correct, John?"

J’ai refusé l’offre et imposé mon veto en pensant aux retombées karmiques.

Ce fut donc un parcours plutôt solitaire et morne que celui de la résistance. Et encore, chaque fois que nous résistons, ils augmentent le prix. "Offrons-leur un demi-million de plus et donnons-leur des ordinateurs avec ça", a même proposé le président de Apple à la suite de notre refus .

Une autre compagnie nous a récemment offert trois millions pour utiliser Break on Through. L’"ami" de Jim – tel qu’il se représente dans sa biographie – a dit oui, mais Robby s’est joint à moi pour répondre par la négative.

En voyant Robby monter au marbre l’autre jour, j’étais fort heureux qu’il soit un ami de longue date. J’essayais de faire comprendre à notre ami commun que, au delà des considérations financières et de la redistribution de notre argent, notre musique avait une signification beaucoup plus profonde pour nos fans. "Plusieurs m’ont dit que c’est au son de Light My Fire qu’ils avaient fait l’amour pour la première fois, qu’ils avait combattu au Vietnam ou qu’ils avaient fumé leur premier joint – des moments charnières dans leur vie." Robby s’est empressé d’ajouter: "Si nous ne sommes que deux ou trois groupes à refuser de faire de la publicité, cela augmentera la valeur de nos chansons à long terme. La publication en souffrira un peu, mais nous pourrons être fiers de notre statut." Et puis Robby frappa ensuite un circuit en disant: "Quand un fan m’a dit que nos chansons l’avaient empêché de se suicider, je me suis dit: c’est fini, nous ne pouvons plus vendre ces chansons!"

Alors, dans l’esprit du vers de Bob Dylan, "l’argent ne parle pas, il jure", nous avons été manipulés, volés, extorqués et soudoyés pour que nous signions un pacte avec le diable. Et même alors que j’écris ces lignes, la division hollandaise de Toyota a commis l’affront d’utiliser l’ouverture de Light My Fire pour vendre ses voitures. Nous avons joint nos avocats afin de les traquer, mais au même moment, nos fans d’Amsterdam pensent que nous avons vendu notre âme. Jim adorait Amsterdam.