Trafic d'enfants : Merci pour le chocolat
Société

Trafic d’enfants : Merci pour le chocolat

Il y a, aujourd’hui, 10 fois plus d’esclaves qu’il y en avait au plus fort de la traite transatlantique des Noirs il y a 400 ans. La statistique, provenant de l’UNICEF, source généralement jugée fiable, est aussi abominable que difficilement vérifiable. Pire encore, une grande partie de ces esclaves seraient des enfants. Terrain d’enjeu.

Le trafic des enfants prend plusieurs formes. Il y a les jeunes filles du Cambodge et du Népal, recrutées pour travailler comme prostituées en Thaïlande et dans d’autres pays du Sud-Est asiatique, et les bébés kidnappés en Amérique centrale, ni plus ni moins que revendus dans des réseaux clandestins du très lucratif marché de l’adoption internationale.

C’est une réalité horrible, mais qui ne concerne pas nécessairement le Canada, ce merveilleux pays qui accueillait les esclaves qui s’échappaient des États-Unis au temps de l’Underground Railroad…

Faux. "Il y a des grandes chances que dans chacune des tablettes de chocolat que nous achetons au Canada, il y ait du travail d’enfant", explique Martine Bernier, de l’organisme Aide à l’enfance Canada.

Environ 200 enfants du Mali ayant vécu dans les plantations de cacao de la Côte-d’Ivoire sont passés dans le centre de transit mis sur pied par Aide à l’enfance à la frontière de ces deux pays. L’histoire typique est celle d’un jeune Malien qui quitte son village à l’adolescence pour faire fortune dans un pays "riche" comme la Côte-d’Ivoire. À la frontière, il rencontre un homme qui lui promet du travail et lui jure qu’il reviendra dans son village dans quelques années en homme riche, peut-être même avec sa propre bicyclette! Le passeur paie le transport du jeune, lui offre des repas et le remet "livré-payé" au propriétaire de la plantation, ce qui signifie que le jeune Malien devra maintenant travailler pour rembourser son voyage.

En 1998, l’UNICEF estimait qu’il y avait 12 000 enfants qui travaillaient en Côte-d’Ivoire. Selon l’organisme, plusieurs milliers d’entre eux avaient été vendus pour environ 100 $ ou 150 $ et étaient condamnés à travailler indéfiniment dans une ferme comme ouvrier, domestique ou vendeur au marché pour un patron qui avait si généreusement payé leur transport, hébergement et nourriture. "Le prix du cacao est tellement dérisoire que les petits producteurs n’ont pas les moyens de se payer de la main-d’oeuvre adulte", explique Mme Bernier.

La situation est beaucoup plus complexe, réplique John Rowsome, président de l’Association canadienne des fabricants de confiserie, soulignant que le prix du cacao est présentement à son niveau le plus élevé depuis 15 ans. M. Rowsome oppose aussi à l’étude de l’UNICEF sa propre étude, réalisée par l’Institut international de l’agriculture tropicale (IIAT). Selon cette étude, financée par les producteurs de cacao et de confiserie, 99 % des fermes en Côte-d’Ivoire n’emploient pas d’enfants à temps plein.

La performance de M. Rowsome dans le rôle du méchant homme d’affaires insensible s’arrête là, car il ne tire aucun réconfort du fait que l’IIAT ne dénombre "seulement" que 2000 enfants soumis à une forme de servitude quelconque dans les plantations de la Côte-d’Ivoire. "Deux mille enfants, c’est trop. Notre industrie refuse de tolérer des pratiques de travail abusives, sous quelque forme que ce soit. Il y a effectivement un problème en Afrique de l’Ouest et nous surveillons la situation de très près depuis près de deux ans maintenant. Nous travaillons avec les gouvernements, les ONG (organisations non gouvernementales) et l’Association internationale du cacao pour mettre en place d’ici 2005 un système de certification des graines de cacao pour éliminer le trafic d’enfants."

Traitement de contexte
Comme le sympathique relationniste de l’Association canadienne des fabricants de confiserie refuse d’être celui qui dédramatisera le travail des enfants en Afrique de l’Ouest, ce travail revient au journaliste.

Sans nier que des enfants travaillent dans les plantations de cacao, on peut certainement argumenter que des mots horribles comme esclavage et trafic d’enfants – qui sont excellents pour vendre des journaux et justifier le travail des ONG – sont peut-être un peu forts pour décrire une réalité économique et historique. Après tout, le Mali n’est pas Blainville. Dans les régions pauvres et rurales de l’Afrique, il est tout à fait normal et même souhaitable qu’un enfant de 10, 11 ou 12 ans quitte le village à la recherche d’un travail. Le phénomène des enfants velcro n’est pas tellement à la mode dans les médias de Bamako et Abidjan. Tanguy ne vit pas au Mali!

"En Afrique, c’est tout à fait normal pour un jeune de partir travailler à l’extérieur de son village et même de son pays parce que, là-bas, les frontières sont des inventions récentes", reconnaît Johanne Doucet, directrice régionale d’UNICEF-Québec. "Traditionnellement, les jeunes quittent leur village, vont travailler avec de la famille et reçoivent un salaire. Mais ce déplacement des enfants a été pervertis."

Mme Doucet connaît bien la situation du Mali et de la Côte-d’Ivoire, où elle a vécu quatre ans à titre de directrice du programme de protection d’UNICEF-Mali. En collaboration avec le gouvernement du Mali, des ONG et, sporadiquement, avec celui de la Côte-d’Ivoire, l’UNICEF a tenté de documenter scientifiquement la situation des jeunes travailleurs migrateurs. L’accès aux plantations de la Côte-d’Ivoire a été pratiquement impossible, mais des entrevues avec des jeunes qui avaient réussi à s’échapper ont permis de dresser un sombre portrait de la situation. "Les enfants vivent dans des conditions épouvantables. Ils sont enchaînés, battus, ils ont un repas par jour et ils ne vont pas à l’école. On a même eu des rapports de meurtres."

Péril en la demande
"La problématique du travail des enfants est une chose, celle du trafic des enfants en est une autre. Le travail des enfants, c’est quelque chose qui pourra seulement être réglé à long terme, mais le trafic peut être éliminé. Les enfants doivent avoir un salaire, de bonnes conditions de travail, pouvoir accéder à des écoles itinérantes et conserver leur liberté. On ne peut pas dire que ce soit une fatalité économique!"

Le trafic des enfants n’est pas, de quelque façon que ce soit, unique à l’Afrique de l’Ouest. Même que, selon Mme Doucet, qui se décrit comme une éternelle optimiste, cette partie du monde serait assez avancée sur le chemin d’une solution. Les ONG ont documenté la situation, les médias ont diffusé l’information, les gouvernements en ont pris acte et les producteurs de chocolat et friandises se sont engagés à mettre en place un protocole de certification garantissant que les graines de cacao vendues sur le marché international proviendront dorénavant de plantation n’employant pas de main-d’oeuvre forcée.

Dans le cas du Mali et de la Côte-d’Ivoire, comme dans bien d’autres d’ailleurs, si le problème se situe au sud, la solution, elle, vient du nord. Seuls les grossistes qui achètent des graines de cacao et les consommateurs de Cocoa Puffs peuvent mettre fin au trafic d’enfants parce que, tant qu’il y aura une demande, explique Mme Doucet, les trafiquants ne verront pas de routes fermées, seulement des chemins détournés. "On ne peut pas dire qu’on va tout simplement surveiller les frontières parce que les passeurs iront tout simplement un peu plus loin dans le bois."

Et il y a encore beaucoup de demande, et pas seulement pour du cacao bon marché. "On retrouve du trafic d’enfants partout dans le monde, dit Mme Bernier. On a vu le même phénomène dans les sweatshops en Asie. L’exploitation sexuelle des enfants existe aussi en Afrique. Même au Canada il y a du trafic d’enfants! Le Canada sert de pays de transit pour des enfants trafiqués vers d’autres parties du monde."

Aussi énorme cette affirmation puisse-t-elle sembler, elle provient de nul autre que l’Office to Monitor and Combat Trafficking in Persons du département d’État américain. Selon un rapport publié au mois de juin, le Canada serait un point de destination et de transit pour des hommes, femmes et enfants trafiqués à des fins de main-d’oeuvre, d’exploitation sexuelle et de trafic de drogue. Les victimes proviendraient principalement de la Chine, de l’Asie du Sud-Est, de l’Europe de l’Est et de la Russie.

Il y a encore un underground railroad, mais le Canada n’est peut-être plus du bon côté de la track.