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Retour du troc : Bienvenue dans le club!
Il n’est jamais vraiment mort. Dans les pays pauvres ou en crise, le troc a toujours occupé une place de choix dans le mode de vie des citoyens. Mais voilà que ce bon vieux système d’échanges prolifère aussi dans les pays riches. Et le Québec n’y échappe pas. Un cours d’espagnol contre une chaise berçante? Plus que jamais.
Alec Castonguay
Dans le petit local de l’organisme L’Ère du Troc, à Sherbrooke, une cliente apporte une lampe de chevet dont elle veut se débarrasser. L’objet, en excellente condition, ira rejoindre les bijoux, les articles de cuisine, les vêtements, les accessoires de salle de bain et les diverses choses recueillies par l’association communautaire. Pour son geste, la cliente se voit attribuer un certain nombre de points dans son compte, en fonction de la valeur et de l’état de la lampe. Avec les points qui s’accumulent, un membre peut se procurer d’autres articles, suivre des cours ou profiter de temps gratuit chez des professionnels comme un massothérapeute. Ce dernier ayant troqué des séances qui valent des points contre d’autres services. L’offre, la demande et les points sont répertoriés dans un cartable que les membres de l’organisme consultent à volonté.
Situation marginale? Pas du tout. Aux quatre coins du Québec, les organismes de troc poussent comme des champignons. Il y en a plus de 15 actuellement en opération, dont la majorité sont nés dans les deux dernières années. Avec Montréal comme épicentre (11 associations), le phénomène regroupe près de 2000 citoyens et l’engouement est indéniable. "Si nous étions mieux connus, les gens seraient bien plus nombreux à adhérer, soutient Nathalie Lacroix, responsable des bénévoles à l’Ère du Troc, organisme qui compte 320 membres. On entend souvent des personnes dire que si elles avaient su, elles auraient participé avant."
Ce regain de popularité du troc est pour l’instant difficile à chiffrer. "C’est beaucoup trop nouveau. Je ne savais même pas que c’était si répandu!" lance un fonctionnaire du ministère de l’Industrie et du Commerce. Dans les associations communautaires, on constate toutefois l’ampleur de la progression. La Banque d’échanges communautaires de services (BECS), organisme montréalais qui roule sa bosse depuis 1996 et qui compte 175 membres, a vu ses transactions doubler depuis deux ans, passant de 303 à 638. Plutôt qu’utiliser un système de points, BECS fait ses calculs en heures. Donner un cours d’une heure conserve la même valeur, mais un meuble peut valoir 10 ou 12 heures. En 2001, BECS a répertorié 2595 heures échangées, soit deux fois plus que pour l’année 1999.
Au pays des riches
Le troc n’est jamais disparu. Mais il est habituellement visible dans les pays en difficulté où l’économie est cahoteuse. L’Argentine, par exemple, compte actuellement plus de 5000 clubs de troc et près de deux millions de participants. L’échange de biens ou de services, non déclaré et donc informel, représente 30 % de l’économie de l’État. "Dans les pays pauvres, il n’y a pas de place pour les travailleurs dans la société formelle, explique Paul-Martel Roy, professeur en sciences économiques à l’UQAM et spécialiste de l’économie informelle. Mais ici, le phénomène est complètement différent. Ce n’est pas une question de survie, mais bel et bien un choix conscient."
Les organisations de troc sont d’accord. Tout comme en France, où le pays compte plus de 30 000 participants, c’est plutôt une idéologie qui pousse les gens à adopter ce moyen d’échange. "Ici, c’est plus un virage humanitaire et d’entraide, explique Michel Gaudreault, cofondateur de BECS. Il y a aussi un aspect social que les gens viennent chercher. C’est plus agréable d’avoir une relation de confiance avec quelqu’un, plutôt que d’acheter un objet dans un magasin."
L’écoeurement du capitalisme y est aussi pour quelque chose. "Certains sont tannés du gaspillage et de la consommation inutile, souligne Mme Lacroix. Les gens croient à une économie différente, plus humaine." Contrer la pauvreté est aussi l’un des objectifs que vise le troc. Échanger services et objets permet à certains de maintenir la tête hors de l’eau, d’après Mme Lacroix.
Une idée que n’endosse pas Jean-Marc Fontan, professeur de socioéconomie à l’UQAM. "Les pauvres n’ont très souvent rien à donner, dit-il. Et lorsqu’on s’échange des choses, on contourne régulièrement les taxes et les impôts. Or, en bout de ligne, ce sont les personnes sans moyens financiers qui profitent le plus de l’argent de l’État. Plus le phénomène prend de l’expansion, plus les pauvres risquent d’en souffrir. C’est un effet pervers du troc."
S’évader des taxes et impôts, voilà un préjugé tenace, selon M. Gaudreault. N’en demeure pas moins une partie de vérité, car lorsqu’on échange deux meubles, personne ne sortira d’argent de sa poche pour l’envoyer au gouvernement. "Lors d’un troc, c’est qu’on croit que les objets sont de même valeur, explique Johanne Leduc, fiscaliste spécialisée en impôts et membre de l’Ordre des CGA du Québec. Il n’y a donc pas de gain et aucune déclaration d’impôt à faire."
Par contre, les travailleurs autonomes ne peuvent y échapper. "Si un psychologue échange une heure de thérapie contre un cours d’espagnol, il doit comptabiliser ce temps comme une heure vendue et le déclarer", précise Mme Leduc. Faire faux bond au gouvernement n’est donc pas un motif de premier plan pour commencer à pratiquer le troc. "Il n’y a pas de grosses fraudes là-dedans", estime M. Gaudreault.
Le troc pour les entreprises
Simplicité volontaire ou choix de vie plus humain, les idéologies qui façonnent le troc québécois ne manquent pas. Néanmoins, tous ne s’embarquent pas dans ce type d’échanges pour des raisons uniquement humanitaires. Il y a aussi des opportunités d’affaires qui se présentent. Des professionnels fortunés et des entreprises d’envergure prennent aussi le virage et adhèrent à un club de troc.
La plus grande organisation d’échange au Québec est justement destinée à ces clients commerciaux. ID Parallèle, basé à Québec, compte plus de 500 membres réguliers et une centaine d’occasionnels. Irène Dubé, femme d’affaires avertie, a lancé son organisme en 1994, ce qui en fait l’une des doyennes de la province. Et pas question de traiter avec le gars qui veut se débarrasser de sa table de cuisine. Avocats, notaires, dentistes, psychologues, comptables, fiscalistes, petites entreprises, grandes compagnies… sa clientèle est là pour le côté plus humain, mais surtout pour créer des occasions d’affaires supplémentaires.
"C’est une façon pour eux d’aller chercher de la clientèle qu’ils n’auraient pas eue autrement", explique Mme Dubé. Le dentiste donnera alors des soins à un client d’ID Parallèle et comptabilisera ses heures. "Si le traitement vaut 1000 $, je mets ce montant dans le compte du dentiste, raconte-t-elle. Ce 1000 $ n’existe pas pour vrai, mais il peut le réutiliser pour louer un garage l’hiver si un autre membre l’offre. Je rajoute alors l’argent dans le compte de l’un et je déduis le montant dans celui du dentiste."
Tout est comptabilisé soigneusement chez ID Parallèle, qui est une compagnie enregistrée, avec plusieurs actionnaires. Des frais de 125 $ sont exigés à l’adhésion et une commission de 10 % sur la valeur de chaque transaction est payée par les utilisateurs, facture à l’appui et argent sonnant obligatoire.
Une grande compagnie immobilière fait même affaire avec ID Parallèle. "Elle échange des locaux vacants qui valent un certain montant par mois, contre d’autres services, comme des lavages de tapis", mentionne Mme Dubé. Le Conseil du patronat du Québec (CPQ), qui regroupe des centaines d’entreprises, voit d’ailleurs le troc d’un bon oeil. "Si tout est échangé selon la valeur du marché et qu’un secteur n’en souffre pas, je ne vois rien de mal là-dedans, affirme Anne Le Bel, vice-présidente, développement stratégique et communication au CPQ. Cette créativité est bénéfique et je pense qu’on n’a pas besoin de réglementer cette pratique."
Le phénomène se répandra-t-il comme une traînée de poudre? "Il y a une limite qui va être atteinte dans un avenir rapproché, soutient M. Fontan. Il faut des personnes très dynamiques pour faire partie de ces réseaux, car il faut toujours être prêt à donner pour recevoir. Ce n’est pas fait pour tout le monde. La monnaie est bien plus simple." Si les intervenants des organismes de troc en conviennent, ils espèrent néanmoins quelques années de grâce encore.
Feriez-vous du troc? Quel en est l’intérêt?