Hubert Reeves : La porte des étoiles
Avec d’autres scientifiques, HUBERT REEVES pense qu’il faut ajouter les humains à la liste des espèces menacées d’extinction et répète sur toutes les tribunes que les voyants sont au rouge. Si le saccage environnemental se poursuit à ce rythme, le scientifique affirme qu’il peut être raisonnable de douter des capacités de survie de la race humaine sur un horizon relativement court.
S’avouant quelque peu fatigué par l’exercice de relations publiques qui accompagne le lancement par l’ONF de Hubert Reeves, conteur d’étoiles, l’astrophysicien se pointe en s’excusant de quelques minutes de retard. Le film de Iolande Rossignol, prétexte de notre rencontre, vous le montrera sur sa ferme de Malicorne, en France, et sur les lieux de son enfance, au lac Saint-Louis, près de Montréal. Entre deux vulgarisations scientifiques sur les origines de l’univers, il y raconte entre autres que les 100 000 victimes civiles de Nagasaki et d’Hiroshima, en 1945, ont fait vomir de dégoût certains de ses professeurs de l’Université Cornell, lesquels avaient pourtant participé à l’élaboration des premières bombes atomiques. Quelques-uns sont devenus pacifistes, d’autres ont poursuivi. La table était mise pour une heure d’entretien avec l’un de ces anciens défenseurs du nucléaire recyclé à l’écologie.
La race humaine court à sa perte…
Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter de faire l’objet de ce film? Était-ce une occasion de plus à saisir pour faire passer votre message d’urgence?
Oui, c’était le premier but; Iolande Rossignol et André Gladu m’ont proposé de faire entendre ce message. Et depuis ce temps, tout cela est devenu encore plus urgent. Le Canada hésite à signer le protocole de Kyoto malgré que ce soit vraiment de première importance. Et puis il y a tous les autres problèmes qui s’amplifient, la déforestation, la désertification, la stérilisation des terres, la mer qui se vide. (…) Nous sommes confrontés à un problème général d’épuisement des ressources naturelles.
À quel point l’environnement et la race humaine sont-ils menacés? Vous avez affirmé qu’à ce rythme, on peut douter qu’il reste des humains sur Terre dans quelques siècles. Est-ce si grave?
Nous ne pouvons prévoir l’avenir mais la crise contemporaine dont il est question ici ne met pas en cause la planète: elle va continuer de tourner. Ce n’est même pas la vie qui est en cause car celle-ci a des possibilités d’adaptation et une robustesse extraordinaires. C’est l’espèce humaine qui est en cause. Va-t-elle survivre? Parce qu’il va se présenter des conditions très différentes sur tous les plans. Nous traversons l’une des grandes crises de la vie de l’histoire, semblable à celle d’il y a 65 millions d’années quand une météorite a frappé la Terre et que 50 à 60 % des espèces ont été exterminées. (…) L’enjeu, aujourd’hui, c’est d’essayer de faire que l’humanité se survive, rien de moins que ça! On voit que tous les clignotants sont au rouge et que c’est l’industrie humaine qui est en cause. Il faut donc tout mettre en oeuvre le plus rapidement possible pour essayer d’arrêter la crise avant qu’elle ne s’arrête d’elle-même parce que l’humanité ne sera plus là.
Savez-vous situer le moment où vous êtes devenu un écologiste militant?
Ce fut progressif. Dans les années 50, quand j’ai commencé à faire de la recherche, l’environnement n’était même pas un problème, on n’en parlait pas. Le problème de l’épuisement des ressources naturelles est apparu dans les années 70-80-90 et il a pris de l’ampleur avec le temps. J’ai commencé en même temps à en prendre conscience et surtout à me dire que je pouvais m’impliquer. (…) C’est aussi que je suis intéressé personnellement: j’ai des enfants et des petits-enfants et je vois bien que nous allons vers des temps très difficiles, et donc qu’il faut se réveiller et faire quelque chose avant qu’il ne soit trop tard. Auparavant, j’étais aussi un défenseur du nucléaire, c’était LA solution, c’était l’énergie gratuite, mais après l’euphorie on s’est aperçu des graves problèmes liés à son utilisation.
Vous citez la mondialisation de l’écologisme comme rempart contre la mondialisation débridée de l’économie. Les groupes civils peuvent-ils faire le poids contre les puissants lobbys industriels et commerciaux?
On est en plein dans cette question. Est-ce qu’on va aller assez rapidement, est-ce qu’on va réussir à s’opposer efficacement? Ça va prendre beaucoup de pression des mouvements environnementalistes car le lobby de l’énergie et du pétrole est extrêmement puissant. On ne peut répondre à cette question mais seulement dire qu’on fait ce qu’on peut dans cette direction et on verra ce que ça va donner. (…)
Bush prône la guerre, rejette les accords environnementaux et veut permettre l’exploitation pétrolière dans des zones protégées. Est-il possible de prendre le virage environnemental que vous proposez sans les États-Unis?
Il semble que oui dans certains cas. Les accords de Kyoto allant de l’avant grâce aux signatures de la Russie, de la Chine et, espérons-le, du Canada, il se peut que les États-Unis se sentent isolés. D’ailleurs, il se passe deux choses dans ce pays. Il y a ce que fait le gouvernement, et il y a ce que font les compagnies; ce n’est pas pareil. Certaines entreprises sont beaucoup plus à l’avant-garde des questions environnementales et réalisent qu’elles sont elles-mêmes menacées. (…) C’est un phénomène encore plus présent en Europe.
Beaucoup de gens continuent de percevoir les problèmes environnementaux de façon détachée et intemporelle, et peu se sentent directement menacés. Le message ne passe pas?
C’est vrai que ça va lentement. Il y a cette attitude très défaitiste et négative qu’on observe chez certains, mais il y a aussi des exemples positifs. Quand l’industrie, les scientifiques et les gouvernements se sont mis d’accord pour combattre l’érosion de la couche d’ozone ou les pluies acides, on a observé des effets positifs et mesurables. Ce n’est pas la perfection mais ça va dans le bon sens. En limitant l’utilisation de produits toxiques, comme les phosphates dans les savons il y a une vingtaine d’années, on a eu un effet. Il ne faut pas se mettre dans une optique défaitiste et dire qu’il n’y a rien à faire car c’est faux! Mais c’est vrai que le refus américain de signer Kyoto est le genre de nouvelle qui vous envoie droit au mur!
Les États-Unis dénoncent les possesseurs illégitimes d’armes de destruction massive alors que ce sont eux qui en ont le plus. Le seul fait qu’un État soit démocratique justifie-t-il qu’il puisse avoir un tel arsenal?
Les États-Unis ont toujours hésité entre le rôle de bon ou de mauvais garçon et ils jouent sur les deux tableaux. Par exemple, sur la question des inspections des armes bactériologiques, malgré des moratoires internationaux de contrôle et des processus d’inspection comme en Irak, ils ne veulent pas que leur arsenal bactériologique à eux soit inspecté sous prétexte de secrets commerciaux et pharmaceutiques. Ils ne peuvent être excusés de poursuivre la conception de tels types d’armement. Malgré que de nombreux pays aient signé des conventions, le développement se poursuit en secret.
Quelques missiles SCUD potentiellement remplis de microbes ne semblent-ils pas dérisoires face aux milliers d’armes nucléaires des Américains?
Les armes bactériologiques sont particulièrement dangereuses et pas à cause des missiles car il y a possibilité d’aller empoisonner d’autres pays sans eux. Comme il a fait tomber des tours à New York, le réseau Al-Qaida peut très bien prévoir d’empoisonner les eaux potables d’une ville. C’est différent aujourd’hui, on ne fait plus la guerre avec des armes nucléaires, mais avec des avions de ligne, des bactéries ou des bombes artisanales. Le danger des armes biologiques, c’est aussi que ça peut vous revenir dessus. (…) Aujourd’hui, les recherches dans ce domaine tendent à découvrir des armes qui n’ont pas ce double effet, et malheureusement, il y a beaucoup de gens qui y travaillent.
Ceux qui prônent des attaques préventives contre les États voyous en brandissant l’épouvantail de Hitler ou de Pearl Harbour ne tiennent-ils pas là un solide argument?
C’est un bon prétexte (rires). Mais on peut seulement juger au cas par cas. Je ne suis pas sûr que ça justifie n’importe quoi; il faut voir s’il n’y a pas d’autres solutions. Dans le cas de l’Irak, ce n’est pas évident. Saddam Hussein n’est pas de très bonne foi, il l’a manifesté. Toute la question du Moyen-Orient est aussi compliquée par la présence de pétrole, l’Irak étant le deuxième producteur mondial. Face à la crise du pétrole qui s’en vient, ça pèse beaucoup dans la balance. S’il n’y en avait pas, je crois que l’intérêt n’y serait pas. Ça a été le cas lors de la guerre du Koweït, alors que les Américains en ont profité pour installer des bases militaires en Arabie Saoudite, ce qu’ils souhaitaient depuis longtemps. Quand on regarde le résultat après coup, il y a des choses qui s’éclairent.
Dans le cas de l’attaque du 11 septembre, je ne crois pas à la théorie du complot, mais le résultat est que les Américains prendront le contrôle d’un pipeline traversant l’Afghanistan. Il est difficile de se faire une opinion entre les risques de l’inaction et le motif inavouable mais connu du pétrole. Sans porter de jugement, je ne pense pas que l’attaque préventive soit une bonne idée, et le cas de l’Allemagne nazie est une histoire différente. Il n’y a pas de comparaison possible entre les ambitions territoriales de Hitler et celles de Saddam Hussein, c’est évident.
Face à la déroute sociale et environnementale, vous arrive-t-il d’avoir envie de baisser les bras?
Des fois je me demande comment on va bien pouvoir se sortir de là parce qu’on découvre régulièrement des choses encore pires, des détériorations environnementales, la nappe phréatique, la pollution de l’air, de l’eau… Ça me rappelle l’histoire d’un ami écologiste qui s’adressait à des fermiers pas du tout vendus à sa cause, de grands utilisateurs de pesticides. Ils l’ont reçu, l’ont écouté et ont été assez désagréables avec lui en le sifflant. Pour avoir leur attention, il leur a dit que la manipulation de pesticides toxiques leur avait probablement fait perdre jusqu’à ce jour 50 % de leurs spermatozoïdes, ce qui a jeté un silence dans la salle et donné envie aux fermiers d’en apprendre plus. Les gens se sont sentis touchés de près et de façon intime et ils ont donc réagi. Il faut donc toucher les gens.
Qu’est-ce qui vous attend? La publication d’un autre livre?
Oui, il traitera de l’état de la planète, des dangers qui nous menacent. J’en fais une espèce de bilan et je propose des pistes de solutions pour empêcher que l’humanité ne soit prise dans son propre piège et qu’elle ne s’élimine elle-même, ce qui est le problème auquel nous sommes confrontés maintenant.