Le Refuge des jeunes : L'éternel combat
Société

Le Refuge des jeunes : L’éternel combat

De la crise du logement à la prolifération des drogues chimiques, les jeunes de la rue sont souvent sur la ligne de front des problèmes sociaux. Comment la situation a-t-elle évolué au cours des dernières années? État des lieux avec France Labelle, directrice du Refuge des jeunes.

Ce n’est pas la plus belle jeunesse du Québec. Plusieurs des jeunes fréquentant le Refuge, au coin des rues Roy et Berri, font partie des crottés, des fuckés et des dopés qui sont considérés comme une plaie sociale au centre-ville, dans le Centre-Sud et sur le Plateau. Au premier regard, ce ne sont que des squeegees qui salissent les vitres de nos voitures et des quêteux qui font la manche sur la rue Sainte-Catherine avec leurs chiens malades.

Mais les jeunes de la rue à Montréal sont aussi les premières victimes de la crise du logement, des jeunes délinquants qu’on met à la porte des centres d’accueil à 18 ans en attendant de les envoyer en prison à la première infraction, et même des jeunes travailleurs. En fait, pas moins d’un pensionnaire sur six du Refuge a du travail, mais pas de toit.

Ils sont une quarantaine par soir, 976 par année et plus de 10 000 jeunes depuis 1988 à être passés par le Refuge des jeunes. Ils ont entre 18 et 24 ans. La moitié d’entre eux ont connu les familles d’accueil ou les centres de réadaptation. Soixante-cinq pour cent ont un problème avec la dope. Vingt pour cent ont des problèmes de santé mentale ou physique.

Certains ont choisi la rue, mais plusieurs autres y sont contre leur gré. Privés de leur droit au logement, empêchés de regarder la vie passer par la police et les voisins qui ne veulent pas les voir dans leurs parcs et leurs quartiers, les jeunes de la rue à Montréal n’ont souvent qu’un seul et dernier recours. France Labelle, directrice générale du Refuge des jeunes, nous parle de la situation des jeunes de la rue en 2002.

L’année dernière, Voir s’associait pour une première fois au Refuge dans le but de recueillir des fonds. Qu’est-ce qui a changé depuis un an dans la situation des jeunes sans-abri?
Ce qui est le plus notable à Montréal, c’est un engorgement sur le plan du logement, pas seulement pour les jeunes, mais pour tout le monde. C’est très difficile pour les jeunes qui n’ont jamais eu de logement, qui n’ont pas de références et qui ont leur allure particulière qui ne plaît pas toujours aux propriétaires de se trouver un appartement. À plusieurs reprises cet hiver, nous avons manqué de place. On pouvait sortir cinq matelas pour avoir cinq places de plus, mais on ne pouvait pas en faire davantage.

Il y a beaucoup de gens que ça fâche de voir des jeunes en apparente bonne santé gagner leur vie en quêtant ou en faisant du squeegee sur le coin de la rue.
On a l’impression que les squeegees sont la majorité mais ils sont une toute petite minorité. Sur les 45 jeunes qui couchent ici chaque soir, il y en a peut-être cinq qui vont être des squeegees. Dans la majorité des cas, les jeunes me disent qu’ils n’aiment pas quêter et qu’ils ne le feraient jamais. C’est une atteinte à leur fierté. Ceux qui vont quêter me disent que depuis qu’ils ont commencé, au moins ils ne volent plus et ne se prostituent plus. Les jeunes qui vont quêter sont en général très très mal pris.

Qu’en est-il des "crevettes"? Ces jeunes de bonne famille de banlieue ou d’Outremont qui viennent vivre dans la rue un temps, pour le trip ou l’aventure? Est-ce que ces jeunes-là drainent les ressources destinées à ceux qui sont vraiment mal pris?
Ça existe, mais on n’a pas de chiffres. Ils viennent l’été triper à Montréal, mais ils sont toujours en mouvement. Ils ne veulent pas se soumettre à des règlements, alors, au Refuge, on ne les voit pas. Ils ne volent pas de ressources. Ils couchent dans les parcs, font un temps et se tannent. C’est pas le fun, la rue!

Dans quelle mesure est-ce que la drogue est un problème pour les jeunes sans-abri à Montréal?
Chez les jeunes de la rue, la toxicomanie est présente et se complexifie. Il y a de plus en plus de chimique, de cocaïne et de PCP. Les quartiers sont quadrillés par les motards. Les jeunes commencent par en acheter, puis ils en vendent. Ça ne prend pas de temps avant qu’ils soient pris dans l’engrenage.

Le Refuge, c’est, justement, un refuge d’urgence, une solution de dernier recours. Mais vous avez aussi un projet de logement permanent pour les jeunes.
Nous avons 12 logements pour 12 jeunes. Ce sont des un et demi avec un support communautaire. Le jeune paye 232 $ par mois et nous, nous payons 100 $. En tout, ça nous coûte 10 000 $ par année pour maintenir un jeune dans un appartement, mais comparé à ce que ça coûterait de laisser un jeune dans la rue qui se détériore et finit institutionnalisé, ce n’est pas grand-chose.

Autant les choses vont mal sur la ligne de front, autant sur le plan du logement ça va bien. Il y a des jeunes qui ont réussi à se stabiliser, et à occuper un espace. Ils sont encore proches de la rue, mais ils ne sont plus dans la rue.

Pour ce projet, vous avez adopté une approche soft, c’est-à-dire que vous imposez des règles minimales aux jeunes et vous tolérez même l’usage de drogues douces et l’alcool. Ce n’est pas un peu contre-productif de permettre au jeune de poursuivre ses habitudes malsaines quand on essaye de l’aider à s’en sortir?
On vous a mal renseigné; les jeunes ne consomment pas seulement des drogues douces, il y en a qui prennent de la coke et qui se piquent, chez eux, dans leur un et demi. Ce sont des jeunes qui, s’ils n’avaient pas accès au logement, se retrouveraient dans la rue. La démarche ne vise pas la toxicomanie, mais l’amélioration des conditions de vie. Il y en a qui réussissent à stabiliser leur consommation et qui passent aux drogues douces, mais il faut les prendre comme ils sont. La solution de rechange, c’est de les laisser dans la rue où ils vont mourir.

C’est très long, mais au bout d’un certain temps, on voit des signes positifs. La consommation se stabilise, le jeune commence à s’occuper de lui-même, à aller chez le dentiste et chez le médecin. L’idée est de stopper la détérioration.

Il y a d’autres ressources pour les jeunes qui sont rendus à un autre niveau de leur cheminement. Mais pour notre clientèle, le seul fait d’occuper un espace, de ne pas faire de bruit, d’être salubre et de payer son loyer, juste ça c’est énorme.

Mais il y a quand même beaucoup de gens qui vont dire: "Moi aussi, j’aimerais avoir un logement subventionné où je pourrais fumer du pot et boire de la bière toute la journée."
On l’oublie trop souvent, mais le logement, c’est un droit. Quand le feu est endigué, là tu peux commencer à parler des autres problèmes. Le logement ne règle pas tout, mais c’est un ancrage. Il faut faire très attention parce que le dérapage est très rapide. Si tu retires à ces jeunes le droit au logement, puis le droit de circuler en paix, il leur reste quoi après?

Justement, comment vont les relations entre les jeunes de la rue et la police?
Ça ne s’est pas amélioré. On leur demande de se déplacer. On leur donne beaucoup de contraventions pour avoir craché à terre ou traversé la rue au mauvais endroit. Il y a du nettoyage sur le Plateau et au Carré Saint-Louis. Il y a des quartiers où on tolère très mal la mendicité. La réaction de la police est variable. Dans certains cas, on a une bonne collaboration. À d’autres endroits, comme au centre-ville et au Centre-Sud, on n’a pas le même niveau de collaboration.

L’itinérance est-elle inévitable?
De la marginalité, il y en aura toujours, mais je constate qu’on crée de l’exclusion. Les politiques gouvernementales créent de l’itinérance. Cinquante pour cent de nos jeunes ont connu un type de placement, en centre d’accueil, par exemple. Presque tous ont connu la pauvreté, la précarité et la violence. Un jeune dans cette situation est très fragile. À l’école, on devrait pouvoir s’en occuper, mais les profs sont débordés, les classes en surnombre et il n’y a plus de psycho-éducateurs. Alors le prof met le jeune à la porte. En secondaire III, le jeune décroche tout simplement. Ceux qui ont été placés en centre d’accueil en sortent à 18 ans, comme ça, "Bonjour la vie!". Si le jeune fume du pot, il va se ramasser dans un parc, rencontrer les dealers, et oups! il commence à se piquer… On aurait pu intervenir à l’école et dans la famille. Quand ils arrivent chez nous, il est déjà pas mal tard.